Le sommaire

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Chapitre 6 - Le 14 juillet 1939                   p 25-30
Les préparatifs - le repas - Le défilé - Le retour - Le bal du soir
Chapitre 7 - Les aléas du quotidien          p 31-36 La concurrence - Une drôle de guerre
Chapitre 8- Une économie de guerre       p 37-44 La tournée - L'accident
Chapitre 9 - Vivre et survivre                     p 45
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Chapitre 6- Le 14 juillet 1939

61- Les préparatif
Dame, 150 ans, ça se fête, même si l’époque s’y prêtait mal. Pour préparer les festivités du 14 juillet 1939, et célébrer dignement ce 150^ème anniversaire, son frère Eugène et sa femme Jeannette étaient venus leur prêter main forte. La fête, pourtant voulue comme grandiose, s’annonçait maussade, un lourd climat rendu encore plus malsain par les tensions entre Français et la valse-hésitation des gouvernements. « Pouah, crachait Francis, tous des incapables ces politiciens, Chautemps, Daladier ou Raynaud, rien à en tirer je te dis Eugène, vraiment rien. »

Le pays se sentait cerné comme au temps du Charles Quint, cette fois par les dictatures fascistes qui l’entouraient, L’Allemagne et l’Italie à l’est et l’Espagne au sud. Mais le pays était également plus divisé que jamais, apeuré par les bruits de guerre, soulagé par la moindre embellie, consterné par son aura déchue de grand vainqueur de la Grande Guerre.

Francis avait l’impression d’être secoué sur une barque où les tempêtes succédaient au calme plat, une bonace trompeuse, sans qu’on pût en voir la fin. Il ne décolérait pas contre ces gouvernements, les jugeant nuls, quels qu’ils soient. « De toute façon, on prend les mêmes et on recommence… le changement, c’est quand on tourne en rond. » Pour lui, tous ces politiques ne servaient à rien, sinon à coûter cher aux contribuables. Chaque fois qu’il dépliait l’Aurore, il ne manquait pas de baver sur ce qu’il considérait comme « un foutoire ».

- Regarde-moi ça Eugène, disait-il à son frère, qu’est-ce qu’on pourrait bien espérer de cette baderne de Lebrun qui vient d’être réélu, tu parles ce mollasson incapable de s’imposer, de taper du poing sur la table (joignant le geste à la parole). Tu n’me diras pas qu’on ne pouvait pas trouver mieux ! Et l’autre, Weygand le grand manitou de l’armée qui se croit toujours en 14 et voudrait nous faire croire qu’on est prêts, que l’armée française est au garde-à-vous, l’arme au pied.
Heureusement qu’on a la ligne Maginot !

Eugène connaissant trop son frère pour s’engager dans ce genre de discussions, répondait plutôt par des considérations générales. Pour lui, ligne Maginot et ligne Siegfried se rendaient la pareille et ne servaient guère que d’instruments de propagande, façon de renforcer antagonismes et hégémonismes.
L’armée française, comme on disait en 1870,est « prête jusqu’au dernier bouton de guêtre », une armée qu’Hitler pourrait bien « culbuter comme un tragique jeu de quille. »

La République impuissante allait à la catastrophe en chantant les refrains rassurant des ritournelles à la mode, reprenant en chœur la chanson prémonitoire de Ray Ventura "Tout va bien madame la marquise", celui qui fait comme si tout allait bien et répugne à annoncer les catastrophes.

- En tout cas, comme l’écrit l’Aurore, reprit Francis, « les événements se précipitent : on en est à l’époque de la douche froide. »

Fortifications de la ligne Maginot

Germaine qui avait toujours été une bonne nature, supportait bien sa grossesse. Une grossesse heureuse bien qu’elle ressentît parfois la fatigue de la journée, les jambes lourdes, un coup de pompe au point de s’asseoir quelques instants, au point d’être en retard pour préparer le repas. Francis grognait bien un peu mais, lui qui ne remarquait jamais rien, se rendait bien compte qu’elle n’était plus aussi vaillante. Il aurait pu la taquiner sur son manque d’allant, lui faire remarquer, mi figue mi raisin « qu’elle avait perdu sa taille de guêpe » ou autre plaisanterie de ce genre, s’il avait eu un brin d’humour. Elle l’aurait gourmandé, lui aurait rétorqué vertement qu’il n’était resté qu’un paysan mal dégrossi. Mais il se contentait de grogner un peu, les piques de naguère n’étant de toute façon plus d’actualité.

Sans doute, aurait-elle bien aimé goûter l’instant présent, se laisser aller un peu, quitter cette image d’autorité qu’elle se donnait mais c’était pour elle contre nature. Elle était ainsi, il l’avait prise ainsi comme une clause non écrite d’un contrat de mariage. Même si cette solution lui coûtait et choquait son ego, elle accepta de "prendre quelqu’un" comme avait pudiquement proposé Francis, qui pourrait l’aider pour le travail quotidien et les repas, servir au bar. C’est ainsi qu’Edmonde, une des nièces de la concierge du 131 fit son apparition dans leur vie. À la fin du printemps, période d’étiage pour le charbonnier, Francis aménagea la plus spacieuse des pièces du grenier.

62- Le repas

Germaine, en cuisinière accomplie, avait confectionné les plats savoyards qu’elle aimait, la pizza savoyarde composée de crème fraîche, mozzarella, lardons fumés, pommes de terre et bien sûr d’un bon reblochon.

Atriaux – Pormoniers et diots aux pommes de terre

Elle avait prévu en entrée quelques plats de charcuterie savoyarde.
Des atriaux composés de viande hachée de porc et de foie, boulettes emballées dans une crépine, qu’on rôtit à la poêle, des pormoniers, saucisses de porc maigre mélangés souvent avec des épinards, des blettes et des poireaux, des diots aussi, saucisses aux choux à déguster chauds avec des crozets, pâtes coupées en carré, parfois avec de la polente ou froids, coupés dans une salade. Des taillefins aussi, pâtes aux châtaignes découpées à la roulette dentelée.

Pour les fromages, elle n’avait que l’embarras du choix et retint finalement un assortiment de tommes (des Bauges, de chèvre et de tomme forte), un peu de raclette et des chevrotins. Pour les desserts, des tartes aux myrtilles et des sabayons, une de ses spécialités.
Pour le vin, elle s’en remit à Francis qui choisit parmi les blancs de Savoie, quelques Seyssel et de la Roussette.

Charcuterie savoyarde Diots aux crozets

Pour l’occasion, on avait fermé l’impasse du Dauphiné, on avait installé des tables et de larges planches sur des tréteaux pour poser tout ce que les femmes avaient cuisiné, chacune soucieuse de donner le meilleur d’elle-même, mettant un point d’honneur à faire goûter aux autres les spécialités de sa région ou de son pays. Les hommes attachaient des tentures pour qu’on puisse manger à l’ombre et ramenaient des chaises de chez eux.

C’était l’occasion de mieux se connaître, d’échanger autre chose que les saluts ou quelques considérations sur le temps, de parler des enfants, de pêche, de belote, de son travail ou ses loisirs. On allait chercher ceux qui restaient à l’écart, trop timides pour faire le premier pas, pour ça on pouvait compter sur germaine, ou gênés parce qu’ils parlaient mal le Français.

Lyon : Vues de la place des Maisons-Neuves

63- Le défilé
La place Bellecour était noire de monde. Comme s’il fallait en profiter, montrer aussi que l’armée française était encore "la première armée du monde". Orgueil auquel on se raccrochait d’autant plus qu’on en doutait. Francis et Germaine se haussaient sur la pointe des pieds, perdus dans cette foule bon enfant qui papotait, avalait des sandwichs pour passer le temps en attendant l’expression de la puissance française.

On eut droit à quelques discours qui mélangeaient 1789 avec la prise de la Bastille et 1790 avec "La fête de l’unité nationale", de tout à la gloire de l’amitié franco-anglaise, histoire de rappeler aux Allemands le traité d’alliance signé entre Français et Anglais.

La multitude de drapeaux tricolores, de blasons et d’étendards tremblaient au vent léger, parfois agités par les porteurs qui les faisaient virevolter en tournant leurs mâts dans le baudrier. C’était comme un défilé dans le défilé. Les Ligues dominées par les Camelots du roi brandissaient leurs bannières, leurs symboles tricolores, relayés par les Croix-de-feux beaucoup plus nombreux mais moins bruyants, composés essentiellement d’anciens combattants de la Grande Guerre qui entendaient bien profiter de ce genre de festivité pour montrer leur puissance. En face, les syndicats arborant eux-aussi leurs symboles colorés où le rouge dominait, les leaders en tête du cortège, dans tout l’éclat de la réunification de la CGTU favorisée par le Front populaire.

Francis regardait avec inquiétude ces forces qui se défiaient, étalant au plein jour leur antagonisme.
- Regarde-moi ça Eugène, cette image du pays que nous donnons à l’étranger. Un pays divisé, pas même capable de se réconcilier sur le dos de l’Allemagne. »
« Ah on doit bien rire de nous à l’étranger. »

Manifestement, beaucoup était venu pour oublier, journée entre parenthèses, la tête projetée 150 ans en arrière dans les espoirs tonitruants des temps révolutionnaires. Au temps où la France, drapée dans une grandeur tragique qui lui allait si bien, allait résister, tenir tête à toute l’Europe coalisée contre à sa superbe, relever le défi qu’elle lançait aux pouvoirs de royautés séculaires et dire au monde que le bonheur n’est pas une utopie.

Le 14 juillet des impressionnistes

Ces étendards qui tournoyaient dans l’air comme dans les esprits, brandis comme autant de défis dérisoires, en étaient l’expression et le symbole rayonnant, même si dominaient au fond des cœurs l’incertitude du lendemain et la peur de l’avenir.
Les festivités, programmées sur trois jours, donnaient l’illusion de la force avec une unité de chars impressionnants et le gigantesque rassemblement bigarré des troupes de l’Empire. Les unités se succédaient comme autant de tableaux contrastés, chars et génie s’intercalant entre la légion, les zouaves et les spahis.

Des jeunes gens défilaient fièrement vêtus de blanc et coiffés d’une bonnet phrygien d’un beau rouge qu’ils arboraient avec fierté, saluant parfois la foule en brandissant leur coiffe avec un regard coquin de Gavroche. La parade a d'ailleurs de forts accents franco-britanniques, Les deux pays souhaitant visiblement rappeler à Berlin la force de leurs liens et de leur alliance militaire.

Tout le monde voulaient profiter de la journée, comme si on sentait que le temps allait très bientôt se gâter, s’amuser, se divertir, jouir du beau temps, des beaux uniformes, d’un beau défilé bien réglé, de la fanfare qui jouent des airs martiaux à grand renfort de tambours et de cymbales.

Se laisser aller pour goûter tout le sel de cette journée, se donner à cette atmosphère de fête foraine et d’émeute bon enfant qui régnait. Des ouvriers en casquette s’interpelaient sans façon, des jeunes femmes à chapeaux traînaient leurs enfants qui jouaient des coudes pour se glisser au premier rang, des bourgeois endimanchés commentaient le défilé, applaudissant parfois, venus se rassurer et voir la belle démonstration de l’armée française, « la première armée du monde ».

Le défilé du 14 juillet 1939 : les marins et la légion

64- Le retour
Vu l’affluence, le monde qui quittait la place Bellecour pour aller prendre son bus, ils décidèrent de rentrer à pieds. Une grosse demi-heure en marchant d’un bon pas. Trois-quarts d’heure au maximum. Eugène ruminait, trouvait cet étalage de la force militaire une inutile rodomontade, un "cocorico" qui réchauffait le cœur de gars comme son frère. Situation qui lui rappelait l’Exposition universelle de 1937 qu’il visita à Paris avec Jeannette.

- Vois-tu Francis, la volonté initiale affichée, l’amitié entre les peuples, la diversité de l’Empire, ces belles idées ont dérivé vers cette belle démonstration de puissance pour en mettre plein la vue aux Allemands et aux Italiens.
- Tu fais la fine bouche mais t’as vu la force de dissuasion. Sûr que ça leur a foutu la trouille à Hitler, à Mussolini et à leurs sbires.
- Ça me rappelle l’Exposition universelle que j’ai visitée avec Jeannette il y a deux ans. Même bonnes intentions, mêmes dérives. « Il faut indissolublement lier le beau et l’utile » qu’ils disaient, « c’est une occasion de promouvoir la paix ». Une occasion perdue.
- Tu sais bien que ce n’est pas comparable.
- Quand même. J’étais resté pétrifié devant la vision de ces deux monuments, énormes masses de béton qui se faisaient face, le pavillon allemand d’un côté de la Tour Eiffel, le pavillon russe de l’autre, pour mieux se défier. Prêts pour la compétition, comme pour les Jeux olympiques de 1936.
- Tu ne m’avais jamais raconté ton escapade avec Jeannette. Moi qui croyais que tu t’étais bien amusé à Paris !
- Il s’agit d’autre chose. Cette image que j’en ai gardée, la Tour Eiffel récupérée, la France quantité négligeable, et ces deux pavillons, Reich contre Staliniens, chacun couronné de motifs sculpturaux si symboliques : l'aigle nazi, et un couple de kolkhoziens brandissant la faucille et le marteau.
Voilà l’image qui m’a le plus marqué.

Pour une fois, Francis ne trouva rien à rétorquer. Il aurait pu jouer les matamores, faire son petit numéro, son monologue mais le cœur n’y était plus et ils restèrent muets le reste du trajet, chacun tout à ses pensées.

L’exposition de 1937 : pavillons russe et allemand – le palais de l’air

65- Le bal du soir
Ici, on avait décidé de s’organiser son petit 14 juillet à soi, avec Marcel et son accordéon, avec le tourne-disques qu’étrennait un Eugène tout fier de son acquisition. Le tourne-disques commençait alors à se démocratiser, comme la TSF, depuis qu’on pouvait acheter des disques 78 tours à des prix raisonnables. Eugène avait offert à Jeannette quelques succès du moment dont les femmes raffolaient, la "Marinella" du beau Tino Rossi qui leur faisait « danser cette rumba d’amour » et démarrait une carrière prometteuse, ou "C’est vrai" de l’inimitable Mistinguett, et c’était bien vrai qu’elle avait « de belles jambettes » !

Il avait également acquis les succès du moment, "Comme de bien entendu" du beau ténébreux Albert Préjean et"Félicie"… aussi, le dernier succès de Fernandel que tout le monde reprenait en chœur sitôt qu’Eugène le plaçait sur le plateau. « Tu vas finir par l’user ton disque Eugène, à force de le faire tourner » lui lança Germaine. « C’est toi que je vais faire tourner» lui rétorqua-t-il en joignant le geste à la parole et en faisant un clin d’œil à Marcel qui démarra sur des valses de Strauss. Il enchaîna avec "La java bleue" et "Le plus beau tango du monde" qu’il chantait de sa voix un peu gouailleuse, à la Gabin. Ceux qui ne dansaient pas entonnaient le refrain avec lui.

Le ton était donné et on termina la soirée en dansant et en chantant au son de l’accordéon tandis que les enfants, livrés à eux-mêmes, avaient disparus au fond de l’impasse ou couraient entre les tables. Mais pas question de se coucher trop tard. Dame : demain la vie reprenait son cours et il vaudrait mieux être en forme pour reprendre le travail.

La rue du Dauphiné

Chapitre 7- Les aléas du quotidien

« Le vent se lève, il faut tenter de vivre. » Le cimetière marin, Paul Valéry

Dans ce quartier cosmopolite, à la différence sans doute des vieux quartiers lyonnais du centre ville aux positions stables et sclérosées, aux relations focalisées sur les situations acquises, aux hiérarchies subtiles audibles par les seuls initiés de ces milieux fermés, c’était bien différent. Les strates de populations échouées dans le quartier avaient peu à peu trouvé leur place, tissant leur cocon de labeur et de sueur avec un entêtement résolu. On se comprenait à mi-mot, on y parlait une espèce de dialecte fait de mots empruntés aux nationalités qui s’y côtoyaient.

Faute de mieux, face aux dures réalités du quotidien, on s’entraidait, mais l’obligation s’était muée en une relation compassionnelle qui permettait d’intégrer plus facilement les nouveaux arrivants, de résister, d’amortir le choc culturel. S’y rencontraient bien sûr des aléas, comme écrit Marguerite Yourcenar, ce mélange indicible « de drames et de farces » qui ponctue toute existence, qui « y sont à cru et à vif » mais il n’en résultait ici nulle méfiance, plutôt une bienveillance spontanée devant les difficultés ou le malheur d’autrui. Peut-être simplement par identification, parce que chacun pouvait aussi du jour au lendemain se trouver dans la même situation, soulagé de saisir la main tendue, réconforté par la chaleur de l’accueil.

Mais rien n’est vraiment stable et le quartier changeait peu à peu, s’étendant du fait des apports de populations, et il allait encore beaucoup évoluer pour en arriver à sa configuration actuelle. La guerre allait brasser les cartes, remettre en cause cet équilibre précaire, faisant éclater certains liens, renforçant certaines solidarités.

Francis n’avait aucune idée des ententes pour se répartir un marché, pas davantage pour calculer son bénéfice net par type de charbon, aucune de ces techniques qui de toute façon lui auraient pris la tête, mais il connaissait la vie. Son principal concurrent du quartier, aussi ; celui établi en haut de l’avenue Félix Faure depuis longtemps. Les Labeille dominaient le négoce du charbon par ici mais laissaient Francis travailler à son aise dans une espèce de quadrilatère limité par l’avenue Félix Faure et le chemin Feuillat d’une part, l’avenue Lacassagne et Villeurbanne d’autre part. De quoi vivre pour un gars qui en voulait.
Hors de ce secteur, point de salut pour Francis.

C’était entre eux une espèce de pacte non écrit qu’avait transmis à Francis son prédécesseur. Il l’avait averti sans fard : « Le père Labeille, il est réglo, si tu n’montes pas sur ses plate-bande, il te laissera tranquille. Chacun son territoire, tout le monde est gagnant et pas de guerre possible. On a toujours respecté cette règle tous les deux. Si tu t’en tiens là, t’auras pas d’ennuis, sinon… » Pas la peine d’en dire davantage, Francis avait compris le message. Pas de guerre de prix, pas de concurrence, pas question de jouer à se piquer des clients.
Chacun son territoire et tout le monde s’en portera bien.
Au-delà de l’aspect commercial, Francis traduisait respect des règles par respect de bon voisinage, par respect de l’autre et il voulait qu’on le respecte.

Chez les Labeille père et fils, pas question d’activité annexes, d’ouvrir un bar ou de transporter d’autres produits, non, rien que du charbon, de toutes les variétés dans leurs vastes entrepôts qui entouraient la vieille bâtisse où s’entassait la famille. De toute façon, Germaine et Francis n’avaient pas ce genre d’ambition : ils savaient qu’ils ne livreraient jamais les grandes entreprises du quartier, Les carburateurs Zénith, l’usine de composants électriques Petercem ou la petite unité de montage des usines Berliet qui produisaient encore à l’époque des voitures avant de tout miser sur la production de camions.
Ils savaient par expérience qu’un foyer moyen consommait en moyenne une tonne de charbon par an et qu’on pouvait jouer sur les quantités livrées.
Donc pour eux, entreprises étaient synonymes de chasse gardée.

« La guerre, quelle guerre ! » persiflait Francis.
Effectivement, depuis la déclaration de guerre à l’Allemagne et à ses alliés, après une stupéfaction mêlée d’incrédulité, l’appréhension née de l’incertitude du moment, les premiers départs pour le front, la vie s’écoulait comme avant. « Ah, disaient les vieux poilus d’un air entendu, on connaît. Pendant la Grande Guerre c’était déjà pareil : le front, les tranchées avec la mort, la boue et la vermine, l’arrière avec les planqués, avec la vie qui continue. »
Mais 1914 n’était pas 1940, ils allaient vite s’en rendre compte.

Une stupéfaction mêlée d’incrédulité : rien de changé dans le quotidien comme une guerre lointaine se déroulant quelque part aux antipodes, un fantasme de politiciens et de généraux, une fiction littéraire déconnectée du quotidien, applaudissant dans le rejet de l’inéluctable la pièce de Jean Giraudoux "la guerre de Troie n’aura pas lieu".

La pièce de Giraudoux… jouée aux Célestins à Lyon

Francis, toujours aussi optimiste, redoutait déjà une économie de guerre, le charbon raréfié, livré au compte-gouttes, les clients mécontents, croupissant bientôt à moitié gelés dans des appartements livrés au froid hivernal… Il en avait même cauchemardé les premiers jours. Puis, rien… ou presque.

Il espérait vaguement un nouvel arrangement du genre Munich, que, comme on dit, « la mobilisation n’est pas la guerre, » et qu’à la mauvaise saison qui s’annonçait, les commandes allaient de nouveau affluer. D’autant qu’après un printemps et un été cléments, on annonçait un hiver particulièrement rigoureux. Pour l’instant, Francis enrageait, ne digérait pas que la prime de naissance que venait d’instaurer le gouvernement leur passe sous le nez parce qu’à la naissance de l’enfant, ils auraient plus de deux ans de mariage.

Dans le bar, les commentaires allaient bon train, les sujets d’actualité ne manquaient pas pour s’étonner d’une guerre d’opérette qui n’en tuait pas moins (le neveu de la concierge venait de mourir dans ces escarmouches de flux et de reflux qui se déroulaient le long de la frontière), s’indigner, s’inquiéter d’une situation qui échappait à toute logique.

Cette drôle de guerre, à défaut de vraiment l’appréhender, on en commentait les rares informations qui filtraient d’une censure peu visible mais omniprésente, propice aux rumeurs que colportaient les journaux ou une TSF encore peu répandue. Peut-être aussi une façon de se rassurer, de conjurer les incertitudes de l’évolution du conflit. La situation du front les intriguait, brouillée par une impression bizarre d’une guerre dont personne ne voulait, par une peur diffuse qui s’enracinait dans les récits des Poilus, pourtant fort diserts sur leurs terribles souvenirs, balayant d’un geste des images qui devaient les obséder et dont on devinait qu’ils les garderaient pour eux. Que valaient ces nouvelles souvent trop belles pour être crédibles, dont bien sûr il fallait se méfier, prendre avec des pincettes, la censure veillant au grain quand l’autocensure ne suffisait pas.

Les journaux de l’époque

Le 3 septembre, ils furent presque soulagés que la guerre que tout le monde attendait éclatât enfin, comme quand après une chaleur lourde et oppressante, la pluie crève soudain. Et puis plus rien.
Quelques mouvements ici ou là : petite offensive française vers Sarrebruck puis à Pirmasens près de la ligne Siegfried, les Allemands occupent Forbach, les Français se retirent sur la ligne Maginot… un ballet meurtrier qui ressemblait à un round d’observation, chacun prenant ses marques, se jaugeant, se défiant. Francis avait bien connu cette phase quand il pratiquait la boxe avec Gaby…

- Ouais, comme soulagés, commentait un Francis toujours aussi perspicace, dans quelques semaines, on ira piqueniquer sous la ligne Siegfried à la barbe des Chleuhs.

- Ah, ah, raillait Roger Costa le sculpteur, qui n’en croyait rien, on bouffera du chleuh bien grillé, et on ira faire de la balançoire sur la grosse Bertha.

Gaston Joubert ne répondait rien, plutôt gêné comme tous les communistes qui ne savaient plus sur quel pied danser, d’autant que Pablo Sanchez en rajoutait, conforté par l’œil goguenard des autres. Sa voix au timbre grave rehaussée de ses roulements des "r" possédait un étrange pouvoir qui éveillait aussitôt l’attention de son auditoire.

- Et ce foutu ministre de l’armement qui veut relancer les commandes d’armes. C’est un peu tard. Ah, on est bien gouverné ! reprenait Francis qui ne perdait pas une occasion de médire des gouvernements quels qu’ils soient.

Pablo Sanchez, qui n’avait jamais pardonné aux communistes d’avoir liquidé les sections anarchistes pendant la guerre civile espagnole, continuait à régler ses comptes. « Les communistes condamnent la guerre : ah les sales traîtres, on a beau ne pas être nationaliste, quand même… Et Thorez, cet enfoiré qui se carapate comme un lapin… »

Il éructait, se dominant quand même, sachant que madame Germaine détestait les débordements, fussent-ils verbaux, et qu’il se ferait vertement rappelé à l’ordre. Mais quand même, se payer Joubert était si jouissif.

Gaston Joubert évitait de répondre aux provocations, ajoutant timidement son commentaire pour ne pas lui laisser le dernier mot : « La chasse est ouverte… on fout en tôle les députés communistes, on met les militants au ban de la société… alors que, plus que jamais, on devrait être unis devant l’adversité. »

Entrèrent alors quelques ouvriers du bâtiment, en chantier près d’ici, histoire de venir boire un café ou un petit blanc selon l’heure, selon l’avancement de leurs travaux. Le plus grand se plaignait aux autres que son fils aîné soit coincé à l’armée, à ne rien faire de la journée.

- Des ordres et des contre-ordres, l’arme au pied, jouant aux cartes pour tuer le temps alors qu’à travailler sur son chantier, il aurait au moins sa paie, se plaignait-il.
- Vaut mieux tuer le temps que tuer des ennemis et se faire tuer, répliqua son voisin pour plaisanter.
Ce qui ne fut pas de son goût.

- Tu peux en rire à ton aise Fernand, si tu avais un fils militaire, tu verrais les choses autrement !

- Te fâche pas, c’était pour parler, histoire de détendre l’atmosphère. C’est vrai… on ne parle que de la guerre, dont on ne sait pas grand-chose à vrai dire, alors on oublie le reste et pendant ce temps les patrons sont tranquilles.
-Ah toi, toujours à contester et à chercher la petite bête…

Ils furent suivis par une figure du quartier, le Kiki Bon dont on disait qu’il s’était enrichi en « vendant des peaux de lapin », plus sûrement dans la récupération de métaux, activité encore plus rentable, surtout en ces temps de guerre. Dans le grand terrain vague qu’il avait acquis pour presque rien le long de la voie ferrée qui, à cet endroit, coupe l’avenue Félix-Faure, on voyait s’élever de gros nuages nauséabonds de fumée qui, selon le temps, montaient haut dans un ciel immobile ou s’écrasaient sur un ciel bas qui rabattait une âcre fumée qui vous prenait à la gorge. Des ouvriers en retiraient le métal qu’ils triaient ensuite et jetaient selon le type et la qualité dans d’énormes containers prêts à être chargés sur des camions.

Le Kiki offrit comme chaque fois qu’il passait, la tournée générale, à la grande joie des ouvriers. On parla d’autres choses, Francis se répandit sur le gouvernement et la hausse des prix –« avec la guerre, c’était inévitable et ils le savaient bien ces abrutis »- chacun parla de ses problèmes, Kiki d’histoires de marchandises à écouler, d’histoires de patrons et l’ouvrier n’osa plus lancer de nouvelles diatribes contre les patrons qui s’enrichissaient sur leur dos.
De toute façon, Germaine avait déjà enchaîné sur le temps qui s’annonçait d’une rigueur exceptionnelle, ce que personne ne pouvait contester. « Pensons à ce que vont endurer nos pauvres soldats… » ajouta-t-elle, et tout les clients baissèrent la tête en guise d’assentiment. De toute façon, l’unanimité se fit dès que Kiki commanda la seconde tournée.

En France, tout finit par des chansons dit-on. Et effectivement en octobre, après la sidération des premiers mois, pour se donner du courage, par aveuglement, par bravade ou plus simplement par bêtise, toute la France entonna la nouvelle chanson de Ray Ventura "On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried", en essayant sans doute de se persuader que rêver en chantant ne pouvait pas nuire et même se transformer en réalité.

Après ce qu’on considérait comme une parenthèse qu’il faudrait bien refermer, la vie avait repris son cours. Le bistrot et les clients habituels pour Germaine, la noria des tournées pour Francis. Avec l’avancement de la saison et les incertitudes de la guerre, tout le monde voulait remplir sa cave, son bûcher, son bahut de bois et de charbon à ras bord, si possible pour les deux saisons à venir et pourquoi pas, pour la durée de la guerre. Francis croulait sous les commandes et craignait la pénurie, le manque de charbon.

Déjà, les prix augmentaient, peu mais régulièrement, mois par mois. « La terrible loi d’airain de l’offre et de la demande » disait ses fournisseurs qui répétaient comme des perroquets le discours officiels. Par contre, plus question de charbon importé : pour cause de guerre, plus de coke allemand, d’anthracite belge ou scandinave. Même le charbon français commençait à être contingenté, une partie réservé à l’effort de guerre.
Francis prenait de l’important, dame on avait besoin de lui pour se chauffer, sollicité comme jamais. On avait peur "de manquer", on venait faire sa cour, Francis en était même gêné. Germaine, trop contente de l’aubaine, engrangeait les commandes sans se poser de questions. « Comment crois-tu que je vais pouvoir les honorer, explosait Francis, ma parole, tu me prends pour un magicien ! »

Cet hiver précoce se révélait au fil des jours de plus en plus rigoureux. Le froid inhabituel s’ajoutait à ce climat de guerre sans vraie guerre, entre chiens et loups . Francis râlait de ce temps qui ralentissait ses tournées. Il continuait comme si de rien n’était, naviguant dans son petit microcosme que, peu à peu, il avait appris à connaître.

Au fond de sa cave, à charger les différentes sortes de charbon dans ses casiers, à grandes pelletés, le geste rapide, hargneux comme si le temps pressait, comme s’il voulait s’en débarrasser le plus vite possible, des images lui venaient parfois, éblouissements de blancs éclatants, de neiges éternelles de la Haute-Maurienne. Rêve éveillé pour retenir la lumière, la refléter dans cet espace clos, vision oxymorique de charbonnier.
Puis ça passait, comme d’habitude. Un haussement d’épaules et la vie reprenait son cours. Il savait que la Maurienne était comme son enfance à rejeter dans les arcanes de ses nostalgies, qu’on ne bâtissait rien en se retournant sur son passé, en tournant ainsi le dos à son avenir. Tout ça ne prenait un sens que pour des intellos comme son frère.

En tout cas, il n’aimait pas cette perte de contrôle, même si lui seul savait. Rien ne devait échapper à sa vigilance, pas la moindre parcelle de fragilité qu’il ne faille maîtriser, s’exposer, donner prise à la moindre faiblesse.
C’était comme avec le vent courant entre les failles, résister en biaisant, guetter un moment plus favorable, attendre une accalmie.

Chapitre 8- Une économie de guerre

« La chasse aux sorcières » disait Eugène, n’intéressait pas grand monde. Il n’était qu’à écouter les discussions au bistrot ou au marché pour s’en rendre compte. L’arrestation d’anciens dirigeants de la IIIème république leur paraissait plutôt une bonne chose. Pourquoi pas ? « Si ça gagne pas, ça débarrasse » disait Francis toujours aussi amène avec les politiques. Il fallait des coupables, alors le sort des Léon Blum, Édouard Daladier, Georges Mendel ou du général Gamelin, les laissait indifférents. Par contre, ils trouvaient débile qu’on s’en prenne aux francs-maçons, chassés de la fonction publique –avant qu’on s’en prenne aux juifs- ou qu’on affecte les flics à la chasse aux livres mis à l’index. « Oh, la belle ouvrage raillait Francis, 20 000 bouquins confisqués, d’après le journal, sans compter ceux qui deviennent interdits, mis à l’index qu’ils disent ! »

Au marché

- De toute façon, on s’en fout, on n’lit pas s’exclamait Germaine en riant, « quant aux autres, ils peuvent se les garder, c’est eux qui nous ont fichus dans la mouise. » Et personne dans le bar pour les défendre.

Par contre, Francis ne décolérait pas face aux mesures qu’il qualifiait « d’anti-sociales » -terme qui n’était pourtant pas dans son vocabulaire, « on s’en prend aux petits comme d’habitude, ceux qui ne peuvent pas se défendre et qui vont se serrer la ceinture. » L’année 1940, c’est une floraison d’interdictions et de restrictions qui exaspère beaucoup de gens, pas seulement Germaine et Francis. En janvier, on vit apparaître les cartes d’alimentation qui vont rythmer la vie quotidienne jusque dans l’après-guerre. La viande est rationnée puis la vente d’alcool interdite trois jours par semaine. (Je n’vous dis pas la tête de Germaine et les noms d’oiseau contre "la clique qui se goberge à Vichy")

Pour couronner le tout, les salaires furent bloqués en juin. Ce pauvre Pétain dont "on" profitait sans vergogne, que son entourage était censé manipuler et il fallait bien assurer le paiement des millions de francs en frais d’occupation qu’imposait l’Allemagne au pays.
« Voilà où nous ont mené les abandons… » C’était reparti pour un petit couplet bien senti contre tous ces politiciens qui nous avaient plongés dans cette mélasse. Sur ce chapitre, Germaine était inépuisable.

Liste des ouvrages à mettre à l’index Exemple de carte d’alimentation

Francis avait bien d’autres soucis que les incohérences de Vichy. Comme il l’avait craint, l’État voulait réglementer, mettre la main sur les secteurs énergétiques, et l’énergie à l’époque, c’était pour l’essentiel le charbon. Germaine le poussait aussi du coude, le mettant en garde : « C’est pas l’moment de se répandre contre Vichy. Nous, on doit rester neutres, le portrait de Pétain pendu au-dessus du bar. Alors, devant les clients, bouche cousue, pas de débordement hein ! »

Une fois parti, Francis était parfois intarissable. Mais pas avec n’importe qui. À sa manière inimitable, il s’échauffait comme un acteur qui en fait trop, de sa grosse voix de bonimenteur, martelant la table de son poing puissant ou battant l’air de moulinets à défaut de table. Le portrait du sanguin.

Un faux sceptique sous ses dehors bourrus, un égoïsme conforté par son parcours. S’il ignorait bien sûr les expressions en "angliche" comme « struggle for life », il portait ces valeurs en lui. Dans sa jeunesse, il avait pratiqué des tas de métiers, à commencer par chevrier chez ses parents, parfois quelques semaines pour des boulots saisonniers, même des métiers disparus comme aide-charron, des boulots pour des costauds qui n’avaient pas peur de se salir et de prendre du cal aux mains, ébardeur dans les forêts de la Maurienne, chromeur-nickeleur à Chambéry.

Plusieurs saisons sur les marchés de la vallée, Aiguebelle, Argentine, et plus bas dans la vallée jusqu’à Modane et Lanslebourg, un jour dans chaque ville avec sa chèvre mascotte vendant ses petits fromages, des frais à la couleur encore laiteuse, les plus secs dont la croûte prenait des couleurs grisâtres ou de terre cuite.
En tout cas, le prendre "bille en tête" n’arrangeait rien.

Cartes d’alimentation

- Évidemment bouche cousue, tu me prends pour qui ? rétorqua-t-il. Je connais les choses, pas d’égarement devant les clients, même si des fois je bous d’entendre les conneries qu’ils débitent, c’est le commerce n’est-ce pas qui veut ça. Tous les clients se valent quelles que soient leurs opinions.

« Ouais… au bar ça va, je suis là, mais en tournée, tu as intérêt à te surveiller. Je te connais, si on t’asticote, tu démarres au quart de tour ! »

- Arrête un peu tes jérémiades, tu te prends pour qui ?

S’il esquissait le geste de s’en aller, elle le reprenait illico.
- oui, c’est ça, va-t-en rejoindre tes pénates et y ronger ton frein.

Dialogue tendu entre eux, même s’ils étaient d’accord sur le fond. Dialogue auquel il mettait vite fin, sachant qu’elle voulait toujours avoir le dernier mot. Francis détestait ce ton comminatoire de maîtresse d’école, qu’elle ose le critiquer et lui dicter sa conduite. Son orgueil se rebellait. Pas seulement son orgueil de mâle mais le goût de celui qu’il avait été dans sa jeunesse, toujours prompt à contester, même si ça lui avait valu bien des déboires.
Deux orgueils qui se confrontaient, s’opposaient jusqu’à ce que Francis à bout de nerfs, en claquant la porte, parte s’occuper de son charbon. À chacun son domaine. Elle n’avait pas intérêt à y mettre les pieds.

En tournée, vis-à-vis des clients, Francis c’était bouche cousue, évitant les sujets tabous ou parlant pour ne rien dire. Témoin parfois de leur intimité, des brouilles mal dissimulées, des éclats de voix qui cessaient quand il frappait à la porte, il faisait celui qui fait son boulot et ne s’aperçoit de rien. Un peu de gêne le gagnait quand il voyait quelles étaient leurs conditions de vie, leurs relations, quand il sentait les difficultés conjugales qui sourdaient des regards, l’ombre d’une gêne soudaine, des meubles disparus, vendus, mis au clou, un regard d’intrus, le sentiment d’être un voyeur, propulsé dans un intérieur aux secrets scellés par une porte bien verrouillée, révélés par son intrusion. Il n’aimait pas cette face de son métier et même s’il était hermétique à toute psychologie, même en fermant les yeux, il ne pouvait pas ne pas entrer dans l’intimité de ses clients et savoir ce qui se passait dans tel couple ou telle famille.

D’ailleurs, il en parlait à personne et le moins possible à Germaine qui aurait bien voulu savoir mais qui n’insistait pas. De toute façon, avec cette tête de bourrique, toute tentative eût été vaine.

Il y avait un peu de tout dans sa clientèle, même les Delteil, un couple d’enseignants à l’aise dans ce quartier ouvrier. Un peu isolés quand même mais peu leur importait. Ils avaient immédiatement été adoptés, s’occupant des gosses avec patience et dévouement. Des fans de théâtre qui initiaient leurs élèves au jeu d’acteur avec de courtes pièces en un acte que Philippe écrivain… à la manière de… Martine enseignait les arts décoratifs, bâtissant avec ses élèves de petites histoires qu’ils recopiaient ensuite dans des livrets à colorier et à décorer.

Cette année-là, pour la fête de l’école en juin, Philippe avait écrit une pièce où une espèce d’énervé exerçait sa petite dictature locale et tatillonne sur une théorie de gens plutôt passifs, sauvés par une espèce de Guignol pourfendant le méchant et ses sbires pour rétablir les bonnes manières et les bonnes valeurs républicaines. Durant l’année scolaire, il faisait jouer les personnages de Guignol à se élèves et, en guise de cours de Français, leur faisait écrire les dialogues.

Allez savoir pourquoi, Germaine avait tout de suite sympathisé avec Martine bien qu’à priori elles n’eussent rien en commun. Elle avait beaucoup ri pendant la pièce, surprise et flattée de l’invitation, et même Francis, tout surpris de se trouver en telle compagnie, avait émis quelques grognements de satisfaction. Depuis entre elles deux, c’était l’entente cordiale.
Pour Francis, c’était plutôt des extra-terrestres…

Motus et bouche cousue peut-être mais Francis avait des yeux et des oreilles. Il voyait bien le manège de la belle Séverine, les gars qui passaient tout penauds par la cour, sautaient le muret pour entrer chez elle par la cuisine. Sa petite cuisine personnelle sans doute. Parfois, il la surprenait en tenue plutôt légère, elle pas gênée, toujours aussi naturelle, tirant la porte de sa chambre, lui comme si de rien n’était , portant la main à sa casquette pour saluer.

- On fait comme d’habitude, mademoiselle Séverine… »

- Oui, oui, ne vous occupez pas de moi, je passerais à la boutique, régler la note à votre femme comme d’habitude.

Elle était encore fraîche la belle Séverine mais de toute façon, ce n’était pas son genre, il préférait les gros tétons de sa Germaine, à la rigueur ceux de la Georgette mais certes pas ceux de Séverine. Une frileuse en plus, qui se chauffait plus avec son charbon qu’elle ne se réchauffait avec ses visiteurs. Une gentille fille qui lui offrait un bon café quand elle était seule. Par contre, madame Eusébio qui habitait une petite maison en face des Delteil, était plus que gentille avec lui. Il en était gêné, ne sachant que faire face à ses tenues dénudées, son air éthéré et ses avances à peines voilées. Il biaisait, venait à l’improviste, lui disait « avec tous les aléas de ma tournée, je ne peux pas vous donner d’heure mais je passerai dans l’après-midi. Promis. Vous pourrez passer régler à ma femme quand vous voudrez. » Il s’éclipsait, faisant le tour par le jardin jusqu’au soupirail de la cave par où il pouvait verser ses sacs directement dans la réserve à charbon. Si sa Germaine avait eu vent de cette histoire, elle en aurait fait des gorges chaudes, un scandale sans doute et il en aurait entendu parler pendant quinze ans !

Juste à côté, deux gouines vivaient là depuis quelques années. Quelques réticences au début mais ça s’était arrangé. Autant Maguy était taciturne, se tenant à l’écart, participant peu à la vie du quartier (on la voyait très rarement au marché) mais charmante quand elle le voulait, autant Grace était avenante, toujours prête à rendre service, limite intrusive parfois. Germaine n’hésitait pas à la remettre à sa place même si ça lui coûtait, même si sa bienveillance la désarmait. Une vraie pipelette dont le marché bruissait des nouvelles qu’elle colportait.

Dans l’immeuble au fond de l’impasse Villebois, la mère Dubuy lui rappelait madame Lepetit. Très alerte pour son âge, elle faisait elle-même la corvée du charbon, « ça me fait faire de l’exercice, répondait-elle à eux qui craignaient pour sa santé, mes pauvres jambes tiennent encore le coup. » Elle était sœur de cette Marguerite dont parle Philippe Delerm dans son Journal d’un homme heureux : « Au fond de la cour, il fallait s’engouffrer vers le 5^ème étage sans ascenseur, et marguerite avait quatre-vingts ans. Elle montait son charbon. »

La mère Dubuy s’entretenait en sillonnant un quartier dont elle connaissait chaque recoin, tricotant à petits pas d’une rue à l’autre, allant loin de chez elle jusque chez sa copine Suzanne qui habitait au début de la rue Francisco Ferrer, boire un café, grignoter des biscuits, ne manquant jamais le marché qui se tenait deux jours par semaine sue la place des Maisons-Neuves, un vieux fichu sur la tête, un cabas au maigre contenu sous le bras. Elle était de ces petites gens vivant au jour le jour, aux lendemains si incertains qui chantent rarement et qui déchantent plus sûrement au gré du temps qui passe, ne se plaignant jamais, « oh, vous savez monsieur Francis, la vie est comme elle est » quand il lui parlait de la dureté de l’existence, suivi d’un haussement d’épaules.

En janvier, le temps se dégrada d’un coup. Vers la fin du mois, Francis tôt levé comme toujours, ouvrit les volets sur un ciel bas, étonnamment blanc qui fit douter Francis de l’heure qu’il était. « Bon sang, je me suis levé encore plus tôt aujourd’hui. » Mais non, le tic tac régulier du réveil lui indiqua que tout était normal. Quand il se risqua dans la cour pour aller ouvrir la remise, il manqua s’affaler sur le sol. Un pied en avant, il se rétablit avec difficulté. En jurant, il fit marche arrière : « Et bien, ça va être coton de travailler aujourd’hui. Il ne manquait plus que ça » rumina-t-il.

« Oh tu sais, dit-il à Germaine qui s’apprêtait à ouvrir le bistrot, il ne viendra personne avant une heure ou deux, le sol est tellement gelé qu’on ne peut pas mettre un pied dehors sans s’étaler. » Pour une fois, elle ne répondit rien, trop dépitée pour songer à contester cette évidence : la journée était bien compromise et le client rare. Il faudrait répandre de la sciure devant la boutique pour éviter la chute des clients.

Deux heures après, Francis sortit la charrette et s’activa à la charger en fonction des commandes reçues. De toute façon, une petite journée, beaucoup de clients avaient depuis longtemps fait le plein pour l’hiver. Restait les plus pauvres, ceux qui passaient leur menue commande chaque mois ou même chaque semaine, selon leurs maigres ressources. Inutile de dire que Francis livrait plus de petits boulets et de poussier que d’anthracite.

Rues et trottoirs sous l’emprise du gel

Et avec la guerre, les restrictions de plus en plus drastiques, il se demandait ce qu’il pourrait bien proposer à ses clients pour se chauffer l’hiver prochain. Surtout un hiver aussi rigoureux que celui-là. Avec le terrible froid qui sévissait, on se calfeutrait, on bouchait ouvertures et interstices où s’engouffrait l’air glacé, et inévitablement les accidents augmentaient. Les poêles laissés imprudemment allumés la nuit, rejetaient un monoxyde de carbone inodore qui avait déjà asphyxié plusieurs familles dans la ville. Francis avait beau mettre en garde ses clients, peine perdue ; ils préféraient la chaleur à leur sécurité.

Vers les dix heures, il se résolut à commencer sa tournée. En râlant sur la dureté du temps, sur cette saleté de gel, sur les clients exigeants… sur Germaine qui était de mauvais poil aujourd’hui. Les motifs ne manquaient pas.
Petite tournée autour de la boutique. Autant dire pas grand chose. Il aurait le temps cet après-midi de ranger sa cave et de remplir ses godets. Toujours ça de fait. Et ainsi il n’aurait pas Germaine dans ses jambes en train de gémir sur le manque de clients.

Arrivé en face de l’immeuble de la mère Dubuy, il traversa la chaussée avec précaution. Il sentait ses pas crisser sur le sol gelé par endroits. Parvenu de l’autre côté de la rue, il tira sa charrette pour lui hisser sur le trottoir mais son pied gauche dérapa sur un bitume brillant de gel, il vrilla et dans un craquement, alla s’étaler dans le caniveau tandis que son chargement versait sur le côté au beau milieu de la rue.
Heureusement, les Delteil passaient justement par là pour aller déjeuner chez eux. Ils lui portèrent immédiatement secours, Martine lui donnant les premiers soins tandis que Philippe redressait la charrette, y replaçant le sac tombé qui s’était ouvert dans la chute, ramassant avec une pelle les boulets qui s’étaient échappés.

Francis grimaçait, assis, le dos contre la façade de l’immeuble. Martine nettoyait son visage ensanglanté, l’arcade sourcilière sans doute ou la lèvre. Peu de choses.

- Mon pied, oh, mon pied geignait Francis.

Martine examina sa cheville, regarda son mari et fit la moue. Philippe se baissa à son tour pour examiner la blessure. La cheville avait vite gonflé, des zébrures rougeâtres la striaient maintenant et Francis souffrait de plus en plus. Sa chute lui rappelait un fameux coup de poing qui l’avait envoyé au tapis pour le compte. Mauvais souvenir qu’il ne pouvait pas ne pas relier à sa mésaventure d’aujourd’hui.

- Je crains une bonne foulure, conclut-elle ou même une fracture.
- Vous croyez ? demanda timidement Francis.
Puis se reprenant immédiatement : « Va quand même falloir que je bosse demain. »
- Sans m’avancez monsieur Menier, cette perspective me semble bien improbable.
- Votre cheville est très enflée, renchérit Martine, il vous faudra un temps de repos pour pouvoir de nouveau exercer votre métier.

- Il manquait plus que ça, se lamentait Francis. Oh la tuile, oh quelle guigne ! Et Germaine qui va encore en faire des tas…

Faute de mieux, il fallut hisser Francis sur sa charrette, les pieds pendant de chaque côté pour lui éviter la douleur des à-coups, rouler lentement en évitant les plaques de gel.

Leur arrivée au bar fut un triomphe. Tous les clients dehors, oscillant entre contrition devant la douleur et la tête défaite de Francis et sourires face au spectacle assez cocasse qu’il offrait, avachi dans sa carriole.
Germaine en poussa des cris d’orfraie qui ameutèrent tout le quartier. On l’installa dans le petit salon en attendant le médecin. Francis ne pipa mot, semblant pour une fois perdu dans ses pensées, abattu.
Ce qui ne lui ressemblait guère. Le moral revint quand on l’entendit grogner contre ce putain de temps et cette putain de guerre, contre ce toubib qui n’arrivait pas, contre Germaine qui tournicotait comme une abeille désorientée, contre cette fichue carriole, contre la mère Dubuy qu’il aurait fallu livrer tous les jours et contre lui-même qui ne tenait pas debout.

Il fallut écouter les bonnes paroles des clients venus en file lui apporter un peu de réconfort et lui dire quelques paroles aimables. Tous bien gentils, un air triste et désolé de circonstance mais qui finissaient par le fatiguer. Puis ce fut le tour de la famille, le cousin Marcel d’abord, celui qui avait animé la soirée du 14 juillet, le roi du vélo qui put donner des nouvelles de Gaby.

- Gaby, pensez donc, il est parti avec Lina chez elle en Bresse pour se ravitailler. Il a attelé la petite charrette à son vélo et ils sont partis chez ses parents ; quatre-vingts kilomètres à vélo, ça ne les gêne pas, ils l’ont déjà fait plusieurs fois. Ils devraient revenir tard dimanche soir pour ne pas trop se faire remarquer.

Marcel passait souvent visiter ses cousins, prendre des nouvelles, discuter, boire un coup. Célibataire très sociable, il aimait faire son tour

Ils étaient en pleine discussion quand Eugène et Jeannette arrivèrent à leur tour. Francis en profita pour râler de plus belle et se faire plaindre par les femmes.

- S’il grogne, c’est que ça va déjà mieux, plaisanta Eugène.
- Tu peux parler toi, j’aimerais bien t’y voir !
- Ah, ajouta Germaine pour le défendre, il se fait du mauvais sang pour le travail. Et d’après Marcel, Gaby ne viendra pas étant absent en ce moment.
- Oh, c’est affaire de quelques jours, répondit Eugène. Il est allé faire un tour dans sa belle-famille. Lina n’avait pas vu ses parents depuis un bon moment et puis ils vont sans doute en profiter pour se ravitailler un peu.
- Et vous, ça va, vous vous en sortez ?
- C’est compliqué, les bouquins en ce moment ne sont pas une priorité. On travail un jour sur deux mais ça reprend un peu depuis quelques jours. Faut croire que certains ont de l’argent.

Germaine alla voir Edmonde la nièce de la concierge du" 131" pour lui demander de passer l’aider dès le lendemain. Dame avec l’accident et une grossesse qu’elle sentait de plus en plus pesante, Germaine s’inquiétait. Heureusement Edmonde lui promit une aide plus conséquente dès le lendemain.
Ouf, un problème de régler. Germaine se sentait moins seule.

La soirée fut lugubre. Chacun songeait à demain, se demandant comment faire face à leurs obligations. Il fallait absolument trouver une solution pour éviter que les clients ne se tournent vers les Labeille ou d’autres concurrents. Reviendraient-ils ensuite. Rien de moins sûr. Ah, soupirait-il, dans ce métier, pas question de tomber malade, de prendre un seul jour de vacances. Ce n’était pas comme les salariés qui avaient obtenus les congés payés en 36 et en plus payés en cas de maladie !
Bref, il en voulait à tout le monde. Tout juste s’il ne pensait pas à attaquer la mairie pour négligence du service de la voirie !

À court d’arguments, Francis pensa soudain à Gaby.
- Gaby, c’est encore mieux qu’un frère, il nous dépannera si je lui demande. On s’est jamais engueulés tous les deux, ce n’est pas comme avec Eugène. Chat et chien. Avec lui, je serais tranquille, je connais le bonhomme.
- C’est une solution murmura Germaine, pensive.

Pour le moment, Gaby était "mobilisé sur place", disait-il avec un sourire, "force vive de la nation" indispensable à l’économie du pays, maçon qui pourrait être requis pour entretenir des ouvrages militaires. Il s’attendait à partir d’un jour à l’autre, travaillant pour l’instant sans affectation, comme on s’attendait à la fin de la "drôle de guerre" et à une attaque massive des troupes françaises.
La surprise serait à la hauteur des attentes…

Francis savait que soulever tout la journée des sacs de charbon ne faisait pas peur à Gaby. Des sacs de ciment aussi lourds, il en avait déjà soulevés dans sa vie, autant que les moellons qu’ils s’envoyaient tous les deux d’un étage à l’autre pour aller plus vite. D’autant plus que pour l’instant d’après ce que savait Francis, à cause de la guerre, le travail se raréfiait et il travaillait à mi-temps.

Question costaud, on pouvait compter sur Gaby. C’était dans ses cordes, cas de le dire pour un boxeur, amateur certes mais d’un bon niveau, qui avait un temps entraîné Francis sur le ring au Boxing club de Villeurbanne.
Alerté par Marcel, il vint dès le lendemain. Germaine, qui avait horreur des incertitudes, de tout ce qu’elle ne pouvait maîtriser, put enfin souffler.
Ouf, tout semblait s’arranger.

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Un Bougnat savoyard Tome 2 Chap 6-8

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