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Les Chevessand

21 novembre 2022

9- L'impossible amitié Acte IX Au Panthéon

L'impossible amitié Acte IX - Dernier acte – Les fantômes du Panthéon

  
Rousseau Monument Panthéon          Voltaire au Panthéon

Scène 1 : Jean-Jacques – Rejoint Voltaire au panthéon
Scène 2 : Voltaire – Reconnaît JJ à ses côtés
Scène 3 : Jean-Jacques – Le corps d Voltaire
Scène 4 : Voltaire – Le tombeau de Jean-Jacques
Scène 5 : Jean-Jacques – Voltaire – Avec Goethe

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Dernier acte –Voltaire et Rousseau au Panthéon.
Ils passent et repassent enveloppés dans une toge qui leur descend aux pieds.
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[Scène 1 - Jean-Jacques]
Que de tombeaux en ce lieu si silencieux. À l’issue de ma vie, suis-je parvenu en enfer ou au paradis ? Oh, mais que vois-je passer devant mes yeux incrédules ? N’est-ce point le fantôme de ce Môsieur de Voltaire qui m’a tant tarabusté de mon vivant. Si mes yeux ne me trompent, alors nous sommes en enfer, sauf qu’il n’y fait guère chaud. Mes pauvres os ont tendance à s’entrechoquer sous ce linge léger. C’est curieux, il a la même apparence que la statue de Pigalle dont je me suis tant  gaussé. Déjà, figé dans le marbre, il avait l’air d’un tas d’os. [rires] Aussi, on n’a pas idée… Ah, ah, ah, je n’avais pas manqué de glisser quelques malheureux francs dans la sébile de la souscription et je ne vous dis le tohu-bohu que j’ai produit... [rires de nouveau]

Pauvre de moi, on tombeau se trouve juste en face du sien. Une confrontationtoujours renouvelée entre Voltaire et Rousseau. Du grand spectacle. Dommage qu’il n’y ait plus personne de nos connaissances pour assister à nos joutes. Nous mettre l’un en face de l’autre, ces révolutionnaires n’ont aucun tact… à moins que ce soit une volonté ironique de l’Histoire d’avoir fomenté ce face à face éternel. En tout cas pour ce qui me concerne, je reconnais bien celle de mon disciple Maximilien Robespierre. Quel excellent homme, lui qui s’est échiné jour et nuit à sauver son pays, et pris aussi le temps de se soucier de moi et de faire transférer mes mânes au Panthéon. Mon seul regret, vous le connaissez : si on choisit ses amis, a-t-on le choix de ses ennemis ?

 [Scène 2 - Voltaire]
- Oh mon Dieu, mais quelle est donc cette silhouette qui se profile, face à mon tombeau ? Ah mais, on me l’a collé juste en face de moi ce foutre de Jean-Jacques, sans me demander mon avis. Décidément, ce lieu n’est pas fréquentable, quelle promiscuité ! Décidément, on n’est jamais tranquille, ni en enfer ni au paradis. Ainsi, il est parvenu à me rejoindre –ah parvenu, le mot est juste- dans ce lieu solennel à force de manœuvres douteuses je suppose. Maintenant que son Robespierre gouverne, c’était prévisible. Il va encore partout claironner que je suis l’affidé des Girondins, un Danton avide de gloire et d’argent.

Sacrebleu, j’étais là le premier et depuis quelque trois ans déjà. Je vais immédiatement  procéder à une réclamation, faire valoir mon droit d’ancienneté et même mon droit d’aînesse puisque je suis né bien avant lui, le foutriquet de Genève qui s’est ingénié à me gâcher mon plaisir, même si nous sommes morts la même année.

[Scène 3 – Jean-Jacques]
Son tombeau est plutôt mignon ave les deux anges de chaque côté. [il se penche pour mieux voir] Au milieu, ils ont indiqué des fois qu’on ne le sache pas «  poète, historien, philosophe », rien que ça. Une vie résumée en trois mots. Bon résumé. Tiens, je croyais qu’il était avant tout dramaturge à succès ; il s’en vantait assez. Que lis-je ensuite, attendez que je m’approche encore. Sans doute un message à l’attention de l’humanité : « Il agrandit l’esprit humain et lui apprit qu’il devait être libre. » Il faudrait d’abord qu’elles soient bien pleines  ces têtes avant de penser à les agrandir. Et la liberté bien sûr, c‘était son fond de commerce et il l’a usé jusqu’à la corde.
Mince panégyrique. [soupirs] On est bien peu de chose.

D’autant plus –je ne peux m’empêcher, et j’en suis marri, de m’en gausser- qu’on m’en a raconté de belles sur les tribulations de sa dépouille. Figurez-vous que son ami le marquis de Villette a récupéré son cœur puis son embaumeur son cerveau, qu’il a longtemps exposé dans sa boutique [il fait la grimace] et cerise sur le gâteau –si j’ose dire- on lui a volé une dent et un pied pendant son transfert à l’abbaye de Scellières !
Je ne gloserai pas davantage sur ce démembrement qui a fait beaucoup rire ici. [] Il s’en va d’un air réjoui en faisant un signe de la main]

[Scène 4 - Voltaire]
Sacré Rousseau, il peut toujours chercher à herboriser ici parmi les tombeaux de nos pairs, il n’y trouvera pas le moindre brin d’herbe à se mettre sous la dent, aucun parc pour s’adonner à ses rêveries solitaires. En fait de Nature, il ne trouvera ici qu’une majestueuse construction faite de chaux et de pierres, symbole du génie des hommes où la Nature n’a aucune place.

[Il s’approche pour voir de plus près le tombeau de Jean-Jacques]
Qu’est-ce qui est gravé dans le marbre : On dirait une main tenant une torche qui, me semble-il, jaillit du sarcophage. Quel symbolisme mes aïeux ! Ils auraient au moins pu mettre une plume au bout de la main.
[Il se rapproche encore pour pouvoir lire l’inscription]

Et qu’ont-ils bien pu inscrire comme ânerie : « Ici repose l’homme de la nature et de la vérité. » La belle épitaphe en vérité, qui me laisse sans voix. Ah, l’homme de la nature, il nous en aura rebattu les oreilles de ses petites fleurs. Cette nature qu’il ne connaît pas, il n’avait qu’à venir voir à Fernay comment mes paysans se battaient avec elle chaque jour pour en tirer leur subsistance et pouvoir nourrir tous ceux de la noblesse et du clergé qui vivent sur leur dos.
Quelle formule dérisoire ont trouvé ses thuriféraires ! Quelle manie ont les hommes de chercher un modèle et de se flagorner pour se rehausser. Ils sont vraiment incorrigibles. Mais bien sûr, rousseauisme oblige, c’est la faute de la société ! Et bien sûr, la faute à Voltaire. Il faut bien un bouc-émissaire !

[Scène 5 – Jean-Jacques – Voltaire]
[Jean-Jacques]
- Ainsi l’impossible rencontre n’aura pas lieu même ici en catimini. Pour se dire quoi ? Tout n’a-t-il pas été dit dans nos échanges épistolaires, dans nos écrits croisés, que ce soit dans son Candide, dans mes Confessions ou d’autres textes ? Je ne rajouterai aucun écrit superfétatoire, aucune diatribe posthume.
Je préfère discuter avec un homonyme que j’ai connu plus tard,  un dénommé Jean Rousseau, un homme très intéressant qui a traversé la Révolution et l’Empire me raconte
 
Voyez-vous (dit-il dans un soupir d’aise), je suis enfin en paix. J’ai en quelque sorte remporté une grande bataille posthume quand on m’a rapporté en ce lieu solennel, devant mon tombeau, cette pensée de Monsieur Goethe en personne, grand auteur allemand s’il en est : « Avec Voltaire, c’est un monde qui finit. Avec Rousseau, c’est un monde qui commence. » 
Tout est dit.

[Voltaire]
- Ah, victoire éphémère. Je n’ai pas dit mon dernier mot !

                    
« Il agrandit l’esprit humain » « La philosophie entre la nature et la vérité »

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<<< Ch. Broussas, IA Acte IX 21/11/2022 © • cjb • © >>>
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21 novembre 2022

8- L'impossible amitié Acte VIII La statue

L'impossible amitié Acte VIII La statue

 

Scène 1 : Mme Necker-D’Alembert – 25L – Après dîner à Coppet
Scène 2 : Mme Necker – 33L – Contente mais inquiète quant à la statue
Scène 3 : Mme Necker-D’Alembert – 44L – Convaincre D’Alembert d’intervenir
Scène 4 : Jean-Jacques – 22L – A propos de Moultou
Scène 5 : Voltaire-D’Alembert – 52L – Triomphe et âge
Scène 6 – Jean-Jacques – 12L Mort de Voltaire   

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Acte VIII – Scène 1 - À Coppet, après dîner - Mme Necker-D'Alembert
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[Avril 1770 dans le salon de Mme Suzanne Necker (Suzanne Curchod) en son château de Coppet près de Genève]

[D’Alembert]
- Vraiment, vraiment, tout fut parfait, « une chambre des pairs de la littérature ». Ah oui, cette réunion fera date. Et vous étiez somptueuse dans vos magnifiques atours, entourée des plus beaux esprits de notre siècle, flanquée de vos fidèles amis l’abbé Raynal, le marquis de Saint-Lambert et notre grand philosophe Helvétius. Sans parler de Diderot et de moi-même.

[Mme Necker, la femme du grand argentier, est sur un petit nuage]

[Mme Necker]
-Ah, vous me gâter mon cher.  Ce projet de statue, l’invitation de Pigalle à notre repas, fut vraiment une idée lumineuse. Un secret bien gardé qui a enchanté tous nos convives. Et personne ne doute de sa réussite. Surtout le bel article paru dans le Mercure de France, tricoté par son directeur l’abbé de Raynal.

- Mes amis, vous me savez femme de tête. Et, foin de tous ces lauriers, je songe maintenant au concret, à la suite qu’il faut organiser. Pigalle a déjà devancé nos attentes en nous proposant quelques croquis et esquisses qui sont ma foi fort prometteurs. Aussi, pour continuer à avancer, il serait séant de proposer à notre éminent encyclopédiste initiateur du projet, d’être notre argentier et de récolter les fonds nécessaires au travail de Pigalle.

[Murmures d’approbation]

- Si apparemment tout le monde en est d’accord, j’y consens volontiers. Vous connaissez tout mon zèle et mon absolue admiration pour notre grand homme. Vous avez pu constater encore dernièrement l’immense succès de sa dernière pièce, le public enthousiasme applaudissant à tout rompre pendant de longues minutes. Et du côté de la presse, des articles dithyrambiques et quasi unanimes.

- Ah quel bonheur d’être entourée d’amis tels que vous, qui me sont si dévoués. Bien sûr, je demanderai confirmation à nos amis qui sont du complot et je ne doute nullement de leur approbation. Cette affaire va être rondement menée, je vous le promets. Je vois déjà la superbe inscription gravée sur le piédestal de la statue : « Au grand Voltaire, ses amis gens de lettres et les souscripteurs. » Voilà notre grand œuvre : Édifier une statue de marbre pour défier le temps.

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Acte VIII – Scène 2 – Mme Necker seule sur scène –
Contente mais inquiète quant la statue

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- Ah mes aïeux, quelle journée ! Tout était réuni pour qu’elle soit à marquer d’une pierre blanche. Pourtant, je me suis fait du souci pendant l’organisation de cette rencontre. Je me disais, ai-je bien fait de choisir Coppet, certes à quelques lieux de Genève et guère plus de Fernay mais peu facile d’accès, au lieu de Paris où résident la plupart de mes convives. Je savais pouvoir compter sur eux mais quand même, le doute m’effleurait parfois quand je pensais aux déplacements que cela occasionnerait.

Je m’étais fort bien entouré et tous sont accourus à mon appel. On y retrouva bien sûr mes grands complices et piliers de l’Encyclopédie Denis Diderot et Jean D'Alembert.

Mais J’avais fait le maximum pour que tout se passe comme prévu : service de coche à partir de Genève, bonne réception à l’arrivée de mes invités avec collation et chambres apprêtées à leur intention. Je me faisais fort de ne rien négliger, de ne rien laisser au hasard. : repas préparés avec mon maître d’hôtel et distractions choisies avec mon intendant. Je dois dire que tous apprécièrent mes attentions et félicitèrent la maîtresse de maison. Et puis, ne s’agissait-il pas de la  notre Grand Homme.

Par contre, ce qui aurait tendance à m’inquiéter quelque peu, ce sont les esquisses de Jean-Baptiste Pigalle qui me paraissent pour le moins contestables, ô, non dans la facture certes, nul ne lui conteste son talent, mais sur la façon de traiter le sujet retenu, assez audacieux voire scabreux par rapport au goût de notre époque, peu libéral, et nos ennemis promptes à déclencher un énorme scandale.

Penser, un Voltaire presque nu, juste une cape qui cache l’essentiel, montrant des jambes grêles et le corps d’un vieil homme. D’ennemis, nous n’en manquons pas. Il n’y a qu’à voir les difficultés de diffusion de L’Encyclopédie pour s’en persuader. Même Jean-Baptiste Suard, pourtant ami intime de D’Alembert, a critiqué le projet.

Pigalle me paraît assez radical et je me demande si finalement on n’aurait pas dû s’adresser par exemple à Houdon, plus souple, plus apte à prendre en compte la volonté de ses commanditaires.

Autre sujet de préoccupation : aurons-nous au final l’accord de Voltaire ? Il adit paraît-il dernièrement : « j’ai 76 ans, je sors à peine d‘une grave maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines… On n’a jamais sculpté un pauvre dans cet état. » Voilà qui n’invite pas à l’optimisme.
Oh, (avec un soupir), une sculpture bien encombrante.
Enfin que ne ferait-on pas pour que Voltaire soit le premier homme de lettres français à avoir sa sculpture de son vivant !

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Acte VIII – Scène 3 - Mme Suzanne Necker (1737-1794) et D’Alembert –
 Revient à Coppet en 1781 - Convaincre D’Alembert d’intervenir
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- Ah, mon cher, pour discuter, tenter d’aplanir ce stupide différent qui n’en finit pas d’envenimer leurs relations, il faudrait absolument organiser une rencontre. Et mon ami, vous êtes aussi leur ami à tous les deux, le seul à avoir assez d’empire sur eux pour les convaincre de cette nécessité.

- Comme vous y allez ma chère,  Jean-Jacques a le don de se brouiller avec tous ses amis, même les meilleurs querelleurs dont il est malaisé de prévoir les réactions.

- Je sais pour vous avoir vu à l’œuvre que vous savez à merveille arrondir les angles et faire ressortir les convergences. Et vous ne manquez pas d’expérience en la matière.

-Si j’en ai caressé l’idée et y ai mûrement réfléchi, j’en ai aussi mesuré les périls, buttant sur l’obstacle d’humeurs querelleuses, d’ego entre deux génies qui voudraient régner, être le premier et sans concurrence aucune. Mutuellement ils se font de l’ombre et n’aspirent qu’à la lumière. Quand l’un fait son conciliant, c’est l’autre qui fait obstacle… et inversement.

- Ah, ne soyez pas si perplexe, je ne doute pas de votre entregent, que vous parveniez à vos fins mon cher. Je n’envisage aucunement un quelconque échec même s’il faut bien reconnaître l’entêtement bien connu de ces deux génies qui n’en restent pas moins hommes et que j’admire infiniment.

-  Certes, certes madame, fussent-ils les Lumières du siècle des Lumières, ils sont ainsi. Nous sommes bien d’accord sur l’essentiel, encore manque-t-il le chemin pour sonder leur cœur et atteindre nos vues. Un chemin rempli d’embûches et malgré tous les talents que vous me prêtez, et qui me touchent infiniment venant d’une dame telle que vous, je n’ai pu encore trouver les arguments qui feraient mouche, jetant bas toutes leurs préventions.

[D’Alembert tergiverse, répugne à s’engager et Mme Necker troublée pas sa tiédeur]

- Ne rendons pas si facilement les armes, nous n’avons pas encore utilisé toutes nos cartouches. Il doit bien exister un moyen ou une manière d’agir qui finisse pour recueillir leurs suffrages. Et il nous reste aussi, disons… la pression amicale de nos amis.
Vous reprendrez bien encore un peu de thé mon cher ?

[Elle sonne une servante pour refaire du thé]

- La difficulté est de taille. J’ai longuement évoqué le problème avec notre ami Diderot que je vois régulièrement pour parler de l’avancement de L’Encyclopédie. Il m’a paru fort circonspect pour envisager une issue favorable. Il faudrait attendre des conditions plus favorables, quitte à tenter de les provoquer. On a eu beau retourner la question dans tous les sens, nulle alchimie, nul éclair subit n’est venu éclairer notre lanterne.

- N’y aurait-il pas une ouverture possible ? par exemple l’opportunité de demander à chacun d’eux d’écrire un article sur le même thème, alimenté par leur point de vue respectif. Ce n’est qu’une suggestion mais elle permettrait au moins de débloquer la situation.

- Je vous vois fort motivée pour mener à bien notre affaire et votre détermination me met vraiment du baume au cœur pour explorer cette voie.

- D’abord un constat : Toutes leurs querelles se sont focalisées en un ressentiment durable et profond qu’il sera malaisé de combattre. Et ce d’autant plus que leurs amis respectifs sont plutôt enclins à jeter de l’huile sur le feu.

- Malheureusement, vous avez bien raison. Il nous faudra user de nos atouts et de nos relation dans les salons où chacun se côtoie pour agir en coulisses, diffuser la bonne parole, neutraliser si possible les plus virulents et désarmer les coteries. Je vais m’y employer sans tarder.  Agissez de même de votre côté sur vos amis et sur les Encyclopédistes que vous rencontrez fréquemment. Nous mettrons ainsi tout en œuvre pour agir partout où notre influence peut prévaloir.

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Acte VIII – Scène 4 Rousseau, à propos de Moultou
Rousseau, bien que plus jeune, connaît des hauts et des bas.
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[Jean-Jacques]
- Ah, voilà, nous sommes tous les deux à Paris et Fernay autant que Genève me semblent si loin. Voltaire retournera bientôt là-bas sans doute, dans le pays de Gex, vers le Léman, il y est plus à sa place que moi maintenant. Il ya sa résidence où on vient le visiter de toute l’Europe à ce qu’on m’a dit.  Pied de nez du destin. Pour le moment, il triomphe dans la capitale comme jamais et moi je me morfonds dans son petit appartement de la rue Plâtrière, perdu dans mes souvenirs, classant rêveusement mon herbier. Voilà où j’en suis.

Paul-Claude Moultou est passé me voir. Sa visite m’a mis un peu de baume au cœur et j’en ai profité pour lui confier certains de mes écrits, en particulier le manuscrit inédit de mes Confessions. Je suis ainsi rassuré : il est entre de bonnes mains.

Ah, très cher Moultou, que ne m’a-t-il pas défendu bec et ongles lors de la polémique et de la condamnation de l’Emile. Avec le professeur Jalabert et le colonel Charles Pictet, il agit sur le Conseil de Genève par tous les moyens à sa disposition afin de contrecarrer l’infâme arrêt qui condamnait mon ouvrage, même si finalement son action fut vaine.

Je ne lui en ai jamais voulu de son amitié avec Voltaire. Peut-être cela étonne-t-il mais j’en connais la raison et je la respecte : Ils ont plaidé tous les deux, le philosophe et le prédicateur protestant, la cause des protestants du midi de la France, victimes de persécutions. Et j’ai moi-même toujours défendu, avec mes modestes moyens,  les opprimés, les marmiteux, les calamiteux, les damnés de la terre.

Avant de prendre congé, je lui demandais sans malice : « Où allez-vous donc, mon cher, finir votre matinée ? », « Chez Voltaire » me répondit-il laconiquement. Alors, je laissai passer quelques secondes pour lui dire, l’esprit songeur : « Que vous êtes heureux, vous allez passer d’agréables moments ! »

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Acte VIII – Scène 5Voltaire-D’Alembert – Triomphe et âge 
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[1778 - Voltaire nage en plein triomphe mais ressent de plus en plus les effets de l’âge.]

[Voltaire] [D’Alembert]
- Ah, si mon corps ne me lâchait pas, je serais l’homme le plus heureux du monde. Un succès inouï ! (il porte une main à son front et lève les bras au ciel) On m’attend avec impatience, on m’accueille avec ferveur, on m’escorte,  on m’ovationne avec une chaleur communicative. Oui, que la vie est belle en ces instants de liesse où je me sens le centre de toutes les attentions et tant aimé du peuple !

Malheureusement, depuis bientôt cinq ans, ma prostate me gâche mon plaisir. Mon Dieu, jeunesse insouciante où es-tu donc maintenant, perdue quelque part dans les limbes d’un paradis perdu. La dysurie, comme disent savamment mes médecins provoque de fréquents accès de fièvre, un gonflement des jambes.

- Mais, je vois D’Alembert qui vient me visiter. L’ami des amis, ça me fait chaud au cœur. C’est dans ces périodes difficiles, quand comme aujourd’hui le corps vous tourmente, qu’on mesure toute la puissance de l’amitié et le bien qu’elle peut nous faire. Sans doute largement autant que les médecins de Molière dont la science n’a guère progressé depuis un siècle.

-  Ah mon ami, mon cher duc, venez me réchauffer de votre chaude et indéfectible amitié. Venez donc vous asseoir auprès de moi. Rien ne vaut la présence rassurante d’un ami même si je suis entouré des soins attentifs de Mme Denis qui prend grand soin de moi mais bien sûr, ce n’est pas la même chose.

- Je vous suis gré de votre sollicitude et j’ai comme l’impression que vous vous portez un peu mieux que l’autre jour et j’en suis fort aise. Peut-être une légère rémission, peut-être un meilleur moral qui vous laisse quelque répit. Je sais pour l’avoir moi-même vérifié que c’est après la traversée d’une épreuve qu’on se sent le mieux.

- j’enrage de cet état dont je suis perclus, j’enrage de ne pouvoir commander à un corps avec lequel j’ai engagé une guerre d’usure que je sais perdue d’avance.

- Je vous trouve bien mieux que lors de ma dernière visite où vous m’aviez alerté en me disant, mortifié : « Je vois la mort au bout de mon nez ». Jouer l’optimiste n’eut aucun effet sur votre moral et je repartis fort soucieux.
Mais laissons ce sujet qui fâche. Votre arrivée à Paris en février 1778, quel événement, quelle féérie ! Je vous revois encore dans un superbe équipage au milieu d’une foule innombrable.

- Pourtant, Je m’étais beaucoup fait tirer l’oreille. Me rendre à Paris pour la première de ma pièce Irène à l’Académie française, dans mon état physique ne m’enchantait guère. Mais je savais aussi tout le confort et l’amitié que je trouverais dans l’hôtel du marquis de Villette et de sa femme Reine-Philiberte, ma « Belle et bonne » comme j’aime à la surnommer, une éclatante demeure à l’angle de la rue de Beaune et du quai des Théatins, tout un étage mis à ma disposition.

- En tous cas, toujours je me souviendrais de votre triomphe parisien, que nul je pense ne connaîtra plus jamais. Le seul fait de vous apercevoir déclenchait un enthousiasme inextinguible, on aurait cru une émeute. Mais les parisiens ne manifestaient que sur votre passage, suivant votre carrosse tout au long du parcours. Surtout la réception à la Comédie-Française où ce fut du délire. Le public est venu pour vous, non pour voir la pièce. La représentation d’Irène est constamment interrompue par les clameurs du public.

- C’est vrai, ça m’a fait chaud au cœur d’être ainsi reconnu par ses semblables et par ses pairs. Rien ne pouvait me faire plus plaisir. C’est là une de mes faiblesses que le centre de l’attention et qu’on puisse chatouiller mon orgueil, flatte ma vanité.

- Ne vous défendez point. Quiconque en aurait sans aucun doute profité plus que vous. J’ai été ému –pardonnez-moi de vous l’avouer, peut-être autant que vous- quand à la fin de la pièce, votre buste fut placé au milieu de la scène et qu’on vous offrit  une superbe couronne de laurier. Vraiment, quel moment exceptionnel !

- Ce qui m’émut plus particulièrement, ce fut à la sortie, la foule qui scandait d’une seule voix : « Vive le défenseur de Calas. »

- Je ne peux m’empêcher de me réjouir à la tête que durent faire tous vos détracteurs, tous vos ennemis, le parti des dévots, tous ceux qui luttent contre les philosophes et les encyclopédistes.

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Acte VIII – Scène 6 – Mort de Voltaire
Rousseau et le fantôme de Voltaire.
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Ah, je me sens vraiment bien à Ermenonville chez le marquis de Girardin ! Le brave homme qui m’aime tant est allé jusqu’à faire réaliser un parc semblable à celui de monsieur de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse et se pique d’élever ses enfants comme dans L’Émile.

Mais aujourd’hui 30 mai, je me sens atone, sans réactions : Voltaire vient de s’éteindre à Paris, loin de son cher Fernay. En quelques secondes, j’ai vu défiler dans ma tête des épisodes de nos tumultueuses relations que d’un geste j’essayais de chasser. Girardin, connaissant bien sûr nos différents, resta surpris que j’en fusse si affecté. En le fixant d’un œil vide, je susurrais : « Mon existence était attaché à la sienne. Il est mort, je ne tarderai pas à le suivre. »
Girardin eut beau tenter de me rassurer, quelque chose dans mon corps me disait mystérieusement que mes jours était comptés. Après tout, peut-être nous rencontrerons-nous enfin dans un autre monde peuplé d’hommes délivrés de leurs fantômes.

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20 novembre 2022

7- L'impossible amitié Acte VII Le ballet

L'impossible amitié Acte VII Le ballet Chassés-croisés

« Je ne connais guère ce Jean-Jacques Rousseau à qui on puisse reprocher ces idées d’égalité et d’indépendance, et toutes ces chimères qui ne sont que ridicules. » Voltaire

   

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Acte VII – Scène unique -  Voltaire et Jean-Jacques -
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[Ils se croisent tour à tour sur scène sans jamais se voir, se dénigrent et se tournent en ridicule. Puis à la fin, deviennent plus objectifs]

[Voltaire]
Ce Jean-Jacques n’est qu’un Timon aigri et un misanthrope. Cet horloger a décidément les rouages de la tête tout à fait détraqués ! Il croit pouvoir changer le monde à coups de baguette magique. Quel naïf !

[Jean-Jacques]
Le plus insupportable, c’est sa tendance à pérorer devant une assistance et faire le courtisan devant un parterre d’arrogants qui ne lui arrivent pas à la cheville.

[Voltaire]
Je le laisse volontiers jouer les ilotes romantiques, alors qu’il me laisse briller à mon aise dans les salons parisiens si j’en ai envie.

[Jean-Jacques]
Moi, quand j’étais chez ma bonne Louise, ma bienfaitrice, j’éprouvais un indicible plaisir de voir tous les faux-jetons invités me faire de belles courbettes. Plaisir jubilatoire s’il en est.    

[Voltaire]
Écrire un traité sur l’éducation après avoir abandonné aux Enfants-trouvés, ses propres enfants, voilà bien une incroyable indécence. Pauvre Émile, que ne passe-t-il de ses idées fumeuses à la pratique ?
[Jean-Jacques]
Ah, que ne m’a-t-il pas reproché l’abandon de mes enfants ! Mais que se permet-il de juger, lui qui n’en a pas, qui n’a jamais été fichu d’en faire un à sa chère Émilie. Et finalement, elle est allée voir ailleurs. Ce qui lui a été fatal.

[Voltaire]
Quelle honte ! Je comprends qu’il se cache et refuse de fréquenter le monde. Je comprends aussi Madame Suzanne Dupin de Francueil, qui a appris ses inconséquences, outrée par son comportement inqualifiable.

[Jean-Jacques]
Oh mon dieu mes enfants, c’est un malheur dont il faut me plaindre et non crime à me reprocher !

[Voltaire]
Les femmes qui ont pris soin de lui, il les a abandonnées sans scrupules. Belle mentalité ! Quant à la pauvre Thérèse, permettez-moi de rester coi sur le sujet. Il butine, il butine, c’est normal pour un naturaliste. [Ah, ah]
[Jean-Jacques]
Critiquer Dénoncer ma liaison avec Thérèse, lui qui se dit mécréant, ne l’empêche pas de copuler avec sa nièce. Oh, Mme Denis par ci, Mme Denis par là, sauvons les apparences. Quelle duplicité ! 

[Voltaire]
Je ne voudrais pas comparer mais entre ma merveilleuse Émilie et sa Thérèse, aucune comparaison possible. Entre la grâce, l’intelligence et sa souillon, il existe un fossé incommensurable.
[Jean-Jacques]
Ce paltoquet de Voltaire a osé se moquer de ma chère Thérèse que son obscure naissance a privée d’éducation. Mais lui, que comprend-il aux subtilités mathématiques que lui inflige sa dulcinée !

[Voltaire]
Oui, il est bien mal apparié avec cette pauvre Thérèse et sa famille qu’il se croit obligé de nourrir tout ce monde.

[Jean-Jacques]
Il est mal placé ce freluquet pour gloser sur ma Thérèse, lui qui est cocu, car il est cocu l’Arouet ; ah, ah, sa belle Émilie engrossée par un autre. Lui qui aime particulièrement le théâtre, il est servi !

[Voltaire]
Il a beau jeu de critiquer mes relations avec « les Grands de ce monde » comme il dit avec condescendance, que ce soit Frédéric II ou la tsarine Catherine II, lui qui met très peu le nez hors de France, qui ne jure que par son Genève où il brille par son absence.
[Jean-Jacques]
Quel camouflet il a pris le Voltaire avec le roi de Prusse. Rattrapé à la frontière, ah quelle fuite piteuse. Il manque vraiment d’amour-propre ! Et l’autre monarque qui l’a ensuite traité d’orange à presser ? Ah, ah, toute l’Europe a dû s’étouffer de rire !

[Voltaire]
Il a réussi à se brouiller avec tous ses amis. Même Diderot le bat froid.

[Jean-Jacques]
Regardez pour l’Encyclopédie, à force de jouer au franc-tireur, même D’Alembert lui a écrit : « Vous faites donc l’Encyclopédie à vous tout seul ! »

[Voltaire]
À quoi sert-il au juste ce môssieur Rousseau ? Il vit en rêveur solitaire, vautré dans une nature idéale, écrit de fumeux traités qu’il ne met jamais en œuvre. En fait, il vit au détriment de ceux qui lui prêtent une oreille complaisante, aux crochets de ses bienfaitrices.
[Jean-Jacques]
À quoi sert-il au juste ce môssieur Voltaire ? Il se donne l’illusion d’aider les autres et il a fini par y croire, sacrebleu, servi par la puissance de son argent et la dévotion de ses affidés.

[Voltaire] - À bien y réfléchir, je le crois agité de jalousie à mon égard, n’hésitant à me jeter son dépit au visage à la moindre occasion.
[Jean-Jacques]
C’est pour lui très gratifiant de jouer les sauveurs des Callas et compagnie, de recevoir pourquoi pas la médaille du mérite mais sauver un homme ne change pas la loi. Il n’envisage même pas que seule une action collective peut changer une société qui brime les hommes. 


[Voltaire]
Sauver un homme, c’est les sauver tous, c’est dénoncer l’iniquité et par là même discréditer le pouvoir qui l’a permis.

[Jean-Jacques]
Par ses actions brouillonnes, ce diable de Voltaire ne fait que confondre révolte et révolution.


[Voltaire]
On ne peut tout changer tout de suite. Il faut alors agir avec les armes dont on dispose, faire bouger les choses sans tout détruire.
[Jean-Jacques]
Pour lui, la nature n’est qu’une ressource faite pour produire et rapporter de l’argent.


[Voltaire]
La nature, je l’ai vue à travers les paysans qui suent sang et eau pour lui arracher quelques subsides.

[Jean-Jacques]
Il pense que tout doit se plier aux hommes, qu’il faut dompter la nature comme un animal sauvage… mais elle sait se défendre.


[Voltaire]
La nature est pour les hommes bénédiction et calamité, distillant au hasard gelée, sécheresse, canicule, pluies torrentielles qui les laissent sans défense.

[Jean-Jacques]
Pour que la nature soit généreuse, l’homme doit d’abord la respecter et prélever juste le nécessaire.


[Voltaire]
Je suis un homme pragmatique et je crois que le génie de l’homme consiste à dominer sa condition.
[Jean-Jacques]
Le bonheur, c’est de se sentir en communion avec la nature.


[Voltaire]
Le bonheur, c’est de parvenir à se réaliser.

[Jean-Jacques] Envisage-t-il une seconde d’atteindre la sérénité dans des villes sans âme ?

[Voltaire - se tenant la tête]
Pourquoi diable perdre mon temps en échanges stériles, à m’échiner à lui répondre pour récuser ses théories ?

[Jean-Jacques - se tenant la tête]
Pourquoi diable est-ce que je pense tant à lui et qu’il focalise toutes mes pensées ?

[Voltaire, les bras au ciel]
Que de temps perdu ! Je lui réponds, il me répond, on se répond… On n’en finit pas de se répondre !
[Jean-Jacques
, les bras au ciel]
Au lieu de me bombarder de mots fielleux, il ferait mieux d’aller cultiver son jardin !

[Pause de quelques secondes, ils se déplacent sur l’avant-scène, chacun d’un côté]

[Voltaire, se radoucissant]
Ah, sacré Rousseau, quelle haute idée du genre humain tu as ! Même si tu es lymphatique, vain et immoral, même si tu m’énerves avec tes idées utopiques, ton honnêteté, ta persévérance forcent mon admiration et me touchent vraiment.
[pensif] Ce qui me donne parfois des regrets.
[Jean-Jacques, se radoucissant]
Ah, sacré Voltaire, même si tu es parfois frivole, exaspérant, prompt à faire le courtisan, intrigant et calculateur, tu as aussi l’esprit droit et généreux, j’aime la grâce qui anime ton théâtre et toute ton œuvre.

[pensif] Ce qui  pardonne beaucoup de choses. 

[Voltaire] - Ah, comment lui en vouloir vraiment quand je le sens honnête et sans défense.
[Jean-Jacques] Finalement, je ne peux que reconnaître son prestige, louer son dynamisme et la finesse de sa pensée.

[Voltaire] Finalement, il est bien le seul digne de ferrailler avec moi.
[Jean-Jacques] Ah, si je ne l’aime point, au moins mérite-t-il tout mon respect.
[Voltaire] Ah, s’il n’est point mon alter-ego, du moins suis-je enclin à reconnaître son altérité.

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20 novembre 2022

6- L'impossible amitié Acte VI Lisbonne

L'impossible amitié Acte VI Lisbonne & la providence

Scène 1 : Jean-Jacques – Montmorency -- Scène 2 Voltaire Lisbonne
Scène 3 : Jean-Jacques – La providence -- Scène 4 Voltaire Remonté contre JJ
Scène 5 : Jean-Jacques Plus serein -- Scène 6 Voltaire Échauffé

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Acte VI – Scène 1 -  Montmorency
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[Jean-Jacques - Montmorency]
« Adieu Paris, nous cherchons l'amour, le bonheur, l'innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi. » Adieu la grande ville bruyante aux inégalités criantes. Il est vrai que le confort n’est guère au rendez-vous. Après le superbe Ermitage de Mme d’Épinay, ma chère Louise avec qui je suis brouillé, irréconciliable, c’est maintenant la maison des courants d’air de Montmorency en compagnie de ma chère Thérèse.

De très bonne heure, je vais dans mon « donjon », tranquille au fond du jardin,  avec ma chatte Citoyenne et mon chien Duc. Je recopie de la musique, mon gagne-pain. C’est dans cette bien modeste thébaïde que je vais écrire mes meilleurs morceaux qui me causeront bien des ennuis, que ce soit « Julie ou la Nouvelle Héloïse », où je me retrouve si bien, « Emile ou De l'éducation », qu’on me reprochera jusqu’à mon souffle ultime ainsi que « Du contrat social » qui me permit d’exprimer le fond de ma pensée politique. Ces bonnes dispositions d’esprit me permirent d’oublier la passion qui me prit pour Sophie d'Houdetot, la belle-sœur de Mme d'Épinay.

Même mes amis encyclopédistes n’apprécièrent pas mes écrits. Même Diderot critiqua mon retrait ici : « L'homme de bien est dans la société, il n'y a que le méchant qui soit seul » se permit-il de dire. Voltaire me porta le coup de grâce en écrivant cette infamie : « Comment ose-t-il écrire sur l'éducation, lui qui a abandonné les siens aux Enfants trouvés, sans l'ombre d'un remords. »
Mais j’ai ma conscience pour moi et puis affirmer sans rougir que j’ai « consacré ma vie à la vérité. »

En cette année 1760, je sens qu’un complot s’ourdit autour de moi. Qui d’autre que ce Voltaire pourrait mieux que lui en tirer les ficelles ? Je sais maintenant que je suis épié, surveillé en permanence. J’ai enfin découvert le serpent tapi au cœur de ma maison : la mère de Thérèse, ma compagne. Incroyable, n’est-ce pas ! Et pourtant, c’est bien elle, payée, stipendiée par Diderot et Grimm, si j’en crois ce qu’on m’a rapporté. Si, si, vous m’avez bien entendu je n’en croyais pas mes oreilles. Elle a fini par m’avouer qu’elle les renseignait sur mes lectures, mes contacts, mes conversations, surveillant mes courriers, fouillant mes poubelles, envoyant chaque mois un compte-rendu à ses commanditaires.  Dans ma propre maison, vous rendez-vous compte !

Mais qui sait s’il n’existe pas un autre espion dans mon entourage ? Ces gens qui me guettent, qui me harcèlent, sont si nombreux, si pugnaces qu’il faut que je sois constamment sur mes gardes. On m’accuse parfois de me défier de tout le monde, d’être même misanthrope mais c’est bien eux qui m’y contraignent. Si je vois des ennemis partout, c’est qu’ils sont de partout. [Moue d’évidence]

Thérèse eut beau gémir, pleurer, supplier, rien n’y fit : Je fus contraint de placer la traîtresse en maison, dans d’excellentes conditions je tiens à le préciser, malgré les bruits qui ont couru sur ma sécheresse de cœur. Dans ce domaine, je n’ai de leçon à recevoir de personne.
De toutes ces attaques, je fis d’affreux cauchemars qui durèrent longtemps, malgré les soins affectueux de Thérèse.

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Acte VI – Scène 2 - [Voltaire, véhément] Lisbonne
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Ce tremblement de terre qui a ravagé Lisbonne en ce terrible 1er novembre 1755 et fait quelque 50 000 victimes, m’a révolté, m’a ému au plus profondément de mon être. « Ô malheureux mortels !,  ô terre  déplorable ! / ô de tous les mortels assemblage effroyable ! » ai-je écrit dans mon poème sur cet atroce événement. Mais j’ai aussi tenu à être clair et à dénoncer un optimisme béat qui nous vient de Leibnitz et de quelques autres qui prétendent que le monde est gouverné par la Providence et qu’un Mal nécessaire est compensé par un Bien supérieur. Ah, la bonne mathématique que voilà, c’est à faire frémir. Bon sang, que la Providence a bon dos !

Ô pauvres lisboètes, pour ces gens vous n’êtes que des maux nécessaires sacrifiés sur l’autel du bien public. Comme on sacrifiait dans l’antiquité des enfants pour plaire à l’Éternel. Tous les thuriféraires qui prônent que « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » ne sont que des "Candides" à œillères et ne font qu’encourager l’inaction et le fatalisme.   Toute ma vie, il me faudra ferrailler contre tous les obscurantismes de la planète et défendre la liberté.

Si j’ai tenu cette fois à fourbir ma plume, c‘est pour pourfendre ce genre d’idées dangereuses, pour m’exclamer et m’exclamer encore dans mon poème :
« Aux cris demi-formés de vos voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : "C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ?"

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Acte VI – Scène 3 - [Jean-Jacques La providence]
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J’ai mis longtemps avant de me résoudre à répondre à Voltaire à propos de son poème sur le tremblement de terre de Lisbonne. « Quel crime, quelle faute s’écrit-il, ont commis ces enfants ? » Pathétique, quelle duplicité ! En réalité, ce n’est qu’un prétexte subtilement utilisé pour développer ses vues sur le Mal et cette fameuse Providence que chacun cuisine à sa sauce.

Selon moi, la providence bienfaisante, œuvre de Dieu, "peut malgré sa volonté ou plutôt  par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout." On pourrait dire en une simple formule que « tout est bien pour le tout. » Si Dieu existe, qu’est ma vie comparée à l’univers, sinon « il ne faut point discuter sur ses conséquences. » Ceci étant, j’ai trop souffert dans cette vie pour ne pas espérer, quelque part en moi,  en une Providence bienfaisante.

Un coupable, il leur faut absolument un coupable ! Dieu, le Mal, la Providence, tout dans le même sac. Et la Nature donc, belle responsable qui a le culot de n’obéir qu’à sa loi et non à celles des hommes. Cette Nature indomptable et cruelle qui a balayé la ville de Lisbonne et occis des milliers d’habitants innocents ! Il faut toujours un coupable ou un bouc émissaire qui puisse exonérer les hommes de leur appât du gain, leur instinct grégaire à paître au bord de l’eau. « Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu. »

Et je lui prouvai que de tous les maux, il n’y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée et qu’il n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même.

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Acte VI – Scène 4 -  (26L)  - [Voltaire, assez remonté contre Rousseau]
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Ah, faut-il encore que je me soucie de ce sacré Jean-Jacques qui ne cesse de me chercher pouilles. J’ai pourtant d’autres martels en tête, d’autres préoccupations. Lui ne s’occupe que d’herboriser, aux soins de quelques bienfaiteurs qui assurent son ordinaire comme Louise d’Épinay qu’il a bien mal récompensée de sa bienveillance, l’ingrat, de Madame de Warens, du duc et de la duchesse de Luxembourg. Chaque fois, il trouve moyen d’ensorceler une personne de bien pour l’entretenir et lui servir de protecteur.
Il est bien mal placé pour me reprocher d’être un affairiste et de m’être enrichi !  

Bon, passons… Le problème essentiel maintenant, c’est une nouvelle attaque pour déstabiliser le courant encyclopédiste qui est ourdie. Une comédie en particulier, Les Philosophes de Charles Palissot, attaque virulente contre les encyclopédistes et les progressistes, connaît un énorme succès qui nous porte gravement tort.

Une pièce d’autant plus dangereuse qu’elle est joliment tournée. La Cour, les jésuites en profitent pour tirer sur nous à boulets rouges. L’Encyclopédie est à l’arrêt, attaquée de toutes parts et D’Alembert songe sérieusement à se retirer. Voilà où nous en sommes.

De plus, comme je vais emménager à Fernay, je me suis engagé dans moult travaux qu’il me faut surveiller et suivre leur évolution. Heureusement que ma nièce Mme Denis me seconde activement et m’est indispensable pour mener à bien cette lourde tâche. 

Curieux personnage que ce Palissot qui, tout en se disant mon disciple, n’en prend pas moins dans son collimateur tous mes amis et me cause bien du souci. Dans sa pièce, il a curieusement annexé Rousseau sous forme du valet Crispin démasquant les faux philosophes.

S’ajoutaient à cette attaque l’article malheureux de d’Alembert sur Genève et les interventions intempestives de ce sacré Rousseau car « partout où je veux avancer, cet énergumène vient tout compliquer. »
Et ce Jean-Jacques, comme à dessein, qui vient encore noircir le tableau ! Ah, il a vraiment bien choisi son moment !

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Acte VI – Scène 5 - [Rousseau, plus serein, libéré d’un poids]
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Ça y est, l’abcès est crevé. Je me sens comme délivré depuis que je lui ai écrit tout ce que j’avais sur le cœur ! Je ne sais comment monsieur le châtelain de Fernay le prendra mais peu me chaut. J’ai commencé par une formule choc, cinglante : « Je ne vous aime point, monsieur. » Voilà au moins qui est sans prémisse et sans ambiguïté ! Avec tous ces ennemis que je sens sur mes basques, j’étais comme le taureau dans l’arène : sur le qui-vive, menacé de toutes parts.

Ah, Genève me manque et je me languis de son lac, de ses bateaux, de ses paysages alentour si reposants. Né citoyen de Genève, je veux y mourir de même. Mais je sais fort bien que ma lettre à d’Alembert sur les spectacles ne m’a pas valu que des amis dans ma cité natale, surtout au Petit Conseil et parmi les notables "voltairiens". De toute façon, avec Voltaire dans la place, ma chère ville risque d’y perdre son âme.

Mon ami Moultou, le seul sans doute à qui je peux encore faire grande confiance, m’a d’ailleurs mis en garde contre Voltaire et sa rage de théâtre : «  Sans mentir, Monsieur, cet homme nous fait beaucoup de mal. »

Alors, pour que mes griefs soient énoncés sans ambages, je lui ai précisé : « C’est vous qui me rendez le séjour dans mon pays insupportable. C’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants. »
Voilà qui est fait et quelles qu’en soient les conséquences, j’en assume tous les risques. Il fallait que les choses fussent dites. Désormais, elles le sont.

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Acte VI – Scène 6 [Voltaire, étonné puis énervé, échauffé]
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Ah, ah, ah, j’en ris encore, à gorge déployée ! Quel torchon que cette lettre. On me dit retors mais je le crois d’un puéril désarmant, s’il n’était délétère.  J’en aurais même pissé de rire si cette sacrée prostate qui me taraude n’était pas si douloureuse.

Sacrebleu, encore ce Jean-Jacques, encore lui, le trouverai-je sans cesse sur ma route ? Il suffit que j’oublie quelque peu son existence pour qu’il trouve le moyen de se rappeler à mon souvenir. À croire qu’il n’attend que ça. Entre nous, ce doit être quelque chose comme une question d’épiderme. Il ne me supporte pas, c’est aussi simple que ça, même si ça n’explique rien.

Que faudrait-il faire, sinon « lui donner des bains froids, tout ce qui pourrait refroidir sa bile échauffée, le faire revenir à la raison, si possible. » [Puis interrogatif, perplexe] Son attitude me dépasse. Pourquoi diable m’accuse-t-il de le persécuter ?

Certes, certes, j’ai parfois raillé son passéisme –le mot ne lui plairait pas… qu’importe – [il le chuchote, l’air malicieux], son côté méprisant pour tout ce qui concerne les lettres, les sciences, les arts en général. Mais était-ce une raison suffisante pour m’envoyer cette lettre comminatoire qui sent cette austérité genevoise que ne renieront pas certains révolutionnaires. Ah, ah [se moquait-il], il n’y a pas que les précieuses qui soient ridicules.

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20 novembre 2022

5- L'impossible amitié Acte V - Candide

L'impossible amitié Acte V - A propos de Candide

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Acte V – Scène unique - Voltaire et Candide
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[Voltaire est habillé en jardinier, tablier, bottines et arrosoir en mains, l’air satisfait.]

Eh oui, c’est bien moi, non sous les traits du docteur Ralph, mon pseudonyme, c’est bien moi déguisé en Candide. Et oui, je cultive mon jardin. [Il arrose ses fleurs]  

J’aimerais comme lui, avoir « le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple. Sacré Candide, mon double quelque part, je lui ai tricoté bien des malheurs à ce pauvre naïf, car par certains côtés, il est resté assez ingénu finalement, incapable d’imaginer les turpitudes des hommes, tous les raffinements sadiques qu’ils sont capables d’imaginer, l’indifférence terrible d’une nature inflexible, insensible aux  malheurs des pauvres créatures humaines qui souvent se débattent pour survivre.

Ah, fatalité, fatalité, quand tu nous tiens. [dit-il en écartant les bras] Le Mal existe paraît-il, ah que voilà une belle découverte. Et pire, il serait compensé en mieux, transformé en un Bien très supérieur. Rien n’arrive par hasard dans ce bas monde [levant les bras, les yeux au ciel] Il n’y a pas de fumée sans feu, ni de conséquence sans cause. Voilà que tout est bien dans le meilleur des mondes possibles. Ce sacré Leibniz était d’un optimisme à toute épreuve. Et mon Émilie qui en pinçait pour ce type !

L’homme est une sale bête mais la nature est pire, n’en déplaise à ce pauvre Jean-Jacques, béat devant un brin d’herbe. Et cet homme, j’en suis persuadé, est perfectible. Ça vous en bouche un coin, hein. Comment imaginer que l’homme puisse régresser alors que tout nous démontre dans l’évolution de l’humanité que l’homme a constamment amélioré sa condition. Alors, alors [il tourne en rond en s’énervant] la conclusion est claire : l’homme navigue comme il peut entre le Bien et le Mal. Et rien n’est simple sur ce chemin plein de pièges !

Deux événements récents m’ont marqué : le tremblement de terre de Lisbonne qui a tout dévasté, tué tant de gens pour rien et l’année suivante le début de ce qui deviendra la guerre de Sept ans, qui m’a inspiré cette réflexion dans mon Essai sur les mœurs et l'esprit des nations : « Presque toute l’histoire est une suite d’atrocités inutiles. » Et ce foutu Jean-Jacques qui me répond en me parlant de la "divine providence". Quelle  foutaise !

Ah, Candide est ma réponse à tous ces esprits étroits, ces nobles pleins de morgue qui ont réussi à faire interdire L’Encyclopédie : je  ferai comme ces satanés curés, je vais porter la bonne parole à travers l’Europe, envoyer dans le ciel des milliers de livres qui redescendront en fertilisant la terre de ma prose.  Eh, eh, j’imagine déjà le tollé, la bombe qui va leur sauter au visage. (rires)

Mon histoire commence par une histoire de femme. Eh oui, ce n’est pas très original je sais, mais je ne peux pas toujours être génial. C’est très fatigant d’être constamment génial, croyez-moi. Je l’ai envoyé se frotter à tous les lieux de la terre : l’Allemagne au nord, Venise au sud, Constantinople à l’est et même le Pérou à l’ouest.
Pour se coltiner à toutes les épreuves que je lui ai concocté à l’horizon de tous les points cardinaux de notre monde.

La femme, déclencheur de tout, c’est Cunégonde, d’autant plus belle qu’elle sera laide en son vieil âge. Ce foutu candide, pour lui mettre du plomb dans la tête, pour lui faire prendre conscience, je me suis arrangé pour qu’il lui arrive les pires avanies. Son périple autour du monde ne sera que suite de catastrophes, de calamités pour bien lui faire sentir ce qu’est la vie, ce qu’on peut en attendre, ni plus ni moins, la puissance des éléments et l’impuissance des hommes, leurs terribles penchants à s’entretuer, leur vanité à vouloir tout dominer. Lui faire entrer ça dans la tête de gré ou de force, oui de gré ou de force.
[Pendant tout ce temps, Voltaire se donne des coups de poêle sur la tête comme s’il était Candide]
Oui, oui, voilà comme ceci, aie, aie, bien enfoncé dans le crane jusqu’à ce qu’il en prenne conscience, ouille, ouille.

J’ai fait de Pangloss, le bon précepteur de Cunégonde, qui est aussi celui de Candide, professeur polymathe de métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie (bigre, ce n’est pas rien, n’est-ce pas) un homme plein d’innocence, si bon qu’il en est même touchant. (Vous ne trouvez pas ?) À travers lui, je me moque quelque peu de la science, où plutôt de certains de ses aspects, ce qui je suppose a fort plus à cet animal naturel de Jean-Jacques qui a une dent longue contre la science et les arts. Allez savoir pourquoi !
 
Rien à voir avec Martin, son opposé, grincheux, qui professe que beaucoup  d’hommes ne vivent guère mieux que des animaux et ne cherchent qu’à éviter le malheur plutôt que d’aspirer au bonheur. Voilà bien deux visions antinomiques qui heurtent Candide qui cherche lui aussi sa voie entre tous ces écueils. Quant à moi, je vais faire comme Candide, je m’en vais de ce pas cultiver mon jardin. Vous venez avec moi ?

[Voltaire est assis, rêveur, morose]
Finalement, qu’est-ce qu’on peut s’ennuyer à cultiver son jardin ! C’est toujours pareil, on bêche, on plante, on récolte… et on recommence. À la longue, saisons après saison, je vous jure que c’est lassant.  On récolte, on récolte quand tout va bien et croyez-moi, ça ne va jamais bien. Il y a toujours un empêcheur de tourner en rond, la pluie jamais là quand il faut, le soleil brille à vous fiche une insolation, grille tout. Et ces bestioles qui vous mangent la laine sur le dos. Voyez donc tous ces insectes qui se régalent de mon labeur… et ces guêpes qui m’agressent ! [il fait de grands gestes pur s’en débarrasser]

Vous avez vu mes poules. Elles sont belles, hein. La petite rousse, celle qui se cache dans les plants de patates, eh bien c’est elle qui pond les œufs les plus gros. Incroyable n’est-ce pas ! Je leur donne tous les rebus, légumes passés, fanes de salades…  Elles trient et mangent presque tout. Et attention, pour fumer mes cultures, je n’utilise que mon engrais et le crottin de mes chevaux. Et ainsi la bouche est bouclée. [avec un air réjoui]

C’est notre inénarrable Jean-Jacques, chantre de la nature, qui serait content de contempler mon œuvre, lui qui s’agenouille devant un brin d’herbe. Tiens, il faudra que je l’invite pour qu’il en prenne de la graine. Ah, ah, de la graine ! [rires] Et puis non. À la réflexion, ce grincheux serait encore capable d’y trouver à redire, d’ergoter, de trouver que je force la nature, que mes pratiques aratoires n’ont rien de naturel, et bla bla, et bla bla… Rien que d’y penser, j’en ai des maux de tête.

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20 novembre 2022

4- L'impossible amitié Acte IV

L'impossible amitié Acte IV Le malentendu

    D'Alembert           

Scène 1 - Jean-Jacques - Discours sciences & arts -- Scène 2 D’Alembert, Sur le discours
Scène 3 – Jean-Jacques, réaction -- Scène 4 JJ + D’Alembert, Mise en garde

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Acte IV – Scène 1 -- Jean-Jacques (aux anges)
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Oh mes amis, quel pavé dans la mare ! Paf, tous en furent aspergés, crottés leurs beaux costumes, leurs beaux atours jusqu’en haut des chausses. Quels remous dans le landerneau parisien. Pourtant, je vous l’assure, je n’avais rien fait pour que je sois encensé comme je ne l’avais jamais été et ne le serai jamais plus.

Depuis la parution de mon Discours sur les sciences et les arts, c’est la furie, Paris est en effervescence autour de mes écrits. Certes, vous me connaissez, je n’ai pas voulu ça et je ne m’y attendais nullement mais… comment dire… j’ai été emporté dans ce tourbillon sans pouvoir m’en défaire. Voilà l’attraction du microcosme parisien, il vous propulse au zénith, vous porte aux nues, quitte à vous renvoyer au ruisseau quelques temps après. Le succès, les honneurs, que tout ceci est fugace et enivrant à la fois. Beaucoup de bruit pour peu de chose en vérité. J’en suis conscient. Les hommes s’en gargarisent et c’est fort navrant. Ma nature profonde m’en a toujours préservé et c’est très bien ainsi. 

Oh, je fus reçu avec munificence comme un nouveau messie. Les portes du grand monde s’ouvrirent comme par miracle, je fus réclamé avec instance, reçu avec des transports qu’il me semblait ne pas mériter, avec une ferveur qui me parut factice, trop marquée pour être vraie, venir du plus profond du cœur. Mais c’est la rançon de la gloire, savoir jouer les importants sans se prendre au sérieux, avoir assez de lucidité pour prendre du recul et ne pas se laisser griser, se laisser prendre aux mirages des feux de la rampe.

Me croiriez-vous si je vous dis que j’ai pris conscience dans ces moments d’exaltation qu’il me fallait faire un retour sur moi-même et vivre la vie que je veux vraiment vivre, celle qui me convient. [rires] Je vois déjà les têtes effarées des Levasseur, incrédules face à ma détermination de changer de vie. Pas de ma chère Thérèse, non, elle m’accompagnerait n’importe où mais de sa mère surtout qui ne me le pardonnera jamais. [rires de nouveau] Oh, je le ferais rien que pour voir sa tête à cette vieille rapiat. Toujours à quémander, à me tirer mes derniers sous pour nourrir sa nombreuse famille qui vit à mes crochets.  Ah, la, la. [soupirs de tristesse]

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Acte IV – Scène 2 - Jean Le Rond d’Alembert
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Pour moi, ma religion est faite : Avec ce brûlot nommé Discours sur les sciences et les arts, Jean-Jacques s’est dissocié de notre mouvement. Je veux veiller, même si on me reproche parfois mon rigorisme, à l’unité de notre mouvement car face aux attaques dont nous sommes trop souvent la cible, nous devons nous serrer les coudes et faire en sorte de rester unis. Voyez la teneur de mon propos dans le fascicule rédigé pour l’Encyclopédie qu’il fallait d’ores et déjà rejeter les thèses « qu’un écrivain éloquent et philosophes a lancé depuis peu contre les sciences et les arts en les accusant de corrompre les mœurs. » Je n’ai cité aucun nom mais le message me paraît clair.

Voilà où nous en sommes.

C’est le cœur lourd que ces mots furent tracés. Jean-Jacques  avait été jusque là un collaborateur zélé de l’Encyclopédie, en particulier dans le domaine musical où il excelle. [Dans un soupir] Enfin, tout n’est peut-être pas perdu s’il revient à de meilleurs sentiments ou si son attitude actuelle n’est qu’une posture. Pourquoi pas.
On peut toujours espérer et rester optimistes. Nous avons déjà tant levé d’obstacles, nous avons douté tant de fois, connu tant de moments difficiles que nous sommes immunisés contre l’adversité.
« Mon Dieu, gardez-moi de mes amis, » comme dit mon ami Voltaire.

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Acte IV – Scène 3 - Jean-Jacques –
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1751 fut vraiment un bon cru pour moi. Mais je l’ai déjà précisé, je ne suis point dupe de tous ce charivari autour de moi et j’ai résolu de mettre fin à cette ambiguïté. Oui, je le proclame, j’exècre, le luxe et les honneurs bien sûr, mais aussi le pouvoir et l’argent.
[Écartant les bras] Je ne peux pas dire mieux.

C’est mon credo, ma bible. Et j’essaie de plus en plus d’y conformer ma vie. Rien de plus difficile. C’est un combat de chaque jour comme s’arrêter de boire ou de fumer. Avec en plus du combat contre soi-même, la lutte contre un entourage qui refuse d’évoluer. Thérèse n’était pas chaude pour modifier ses habitudes et sa mère… n’en parlons pas. Elle m’a valu beaucoup de déboires par les coups perfides qu’elle m’a assénés.

Si je n’ai pu me résoudre à me séparer de mes belles chemises, j’ai vendu ma superbe montre vénitienne et j’ai décidé, la mort dans l’âme,  de quitter ma chère Louise Dupin qui n’y a certes rien compris mais qui, j’en suis sûr, est prête à me pardonner ma folie et me garder toute son amitié.
Je suis invité partout, dans tous les salons à la mode où on me tresse des lauriers.
Quel plaisir, quelle jubilation de voir la tête de faux-jeton de certains me faire des risettes et des courbettes.

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Acte IV – Scène 4 -  Jean-Jacques et d’Alembert –
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[D’Alembert, qui ne tient pas en place]
Si j’ai tenu à vous voir, c’est que je suis inquiet de l’évolution actuelle. Ah mon Dieu Jean-Jacques, et je vous le dis sans ambages, je ne sais quelle mouche vous a piqué de prendre le contre pied des positions des Encyclopédistes.
Je ne m’y retrouve plus. Souvenez-vous, ce qui unit, c’est un idéal commun, notre volonté de promouvoir l’humanisme, notre vocation à l’universel, à défendre les droits de la personne et les libertés.
[Jean-Jacques,  immobile et silencieux]
[D’Alembert
] Vous ne dites rien ? C’est exaspérant à la fin. Parlez donc, jr vous en conjure, défendez-vous. Je suis convaincu qu’on peut encore discuter, lever les incompréhensions. Je n’ose envisager qu’il s’agisse d’une querelle avec Voltaire !
[Jean-Jacques soupire et regarde longuement d’Alembert]

- Voltaire serait-il le centre de gravité de cette constellation, sinon le centre du monde. Il en a la vocation en tous cas, correspondant avec les plus grands "monarques éclairés", du tyran Frédéric II à l’esclavagiste Catherine II. Tout tournerait-il donc autour de lui ?
[D’Alembert]

- Certes non, et j’espère que ce n’est pas une question de personnes qui peuvent cacher des oppositions de pensée. Des positions irréductibles.
[Jean-Jacques] - Ce serait trop simple. Mais des oppositions de personnes cachent parfois des enjeux autrement plus importants que de mesquines querelles d’individus.

[D’Alembert]  - J’ai bien sûr eu vent de la cabale montée contre moi. Je m’y attendais sans en prendre forcément  toute la mesure. Des attaques indignes qui visent mes proches, mon intimité. Et cela, je ne peux le souffrir.
[Jean-Jacques] - Je ne vois pas à quoi vous faites allusion. En tout cas, je ne suis pas de ceux qui colportent ce genre de rumeurs.
[D’Alembert]  - Je vous en donne acte mais je ne vous en dirais pas plus puisque d’autres personnes sont en cause, qu’en aucun cas je ne veux mettre dans l’embarras ou en porte à faux. Vous savez que la confidence n’est pas mon fort.

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20 novembre 2022

3- L'impossible amitié Acte III

L'impossible amitié - Acte III scène 1 Voltaire/Diderot/D'Alembert + scène 2 Voltaire + scène 3 Voltaire/Necker

    Madame Necker

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Acte III – Scène 1 -  Voltaire/Diderot/D’Alembert – Aux délices -
Où Jean-Jacques devient le centre des préoccupations –(6 répliques JJ)
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[Voltaire, ne tenant pas en place]
Quelle impudence ce Rousseau, un texte qui dément tout ce qu’on pensait de lui, où il montre enfin son vrai visage. Ah, il a bien joué la comédie et il se montre enfin tel qu’il est.  Que signifie cette attaque en règle, véritable agression à notre encontre, avec sa lettre sur les spectacles ? Il nous traite carrément d’artistes de salon ! Incroyable. Son texte est un libelle dirigé contre nous !
[Diderot] Détrompez-vous, mon cher, il brassait ce genre d’idée depuis quelque temps déjà, je suis bien placé pour le savoir. De plus, Jean-Jacques a été plutôt flatté de servir de cible à des hommes aussi connus que Grimm ou Marmontel et d’avoir focalisé l’attention du tout Paris sur sa personne, même si en aucun cas, il ne dédaignerait fréquenter ce milieu.[D’Alembert] En fait, c’est mon article sur Genève, écrit pour l’Encyclopédie, qui a tout déclenché. J’y condamnais le dogmatisme de Calvin et l’interdiction des représentations théâtrales dans la cité. C’est sans doute mon exemple de Genève, sa chère patrie, qui lui a chatouillé l’épiderme et l’a fait réagir ainsi. J’ai eu connaissance de son texte mais je n’ai pas souhaité y donné suite. Depuis, bien sûr, tout s’est gâté.

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
Ne voyez-vous pas cher collègue que le théâtre n’est qu’occasion de s’évader dans des distractions oiseuses, donnant parfois dans l’immoralité et certes pas un spectacle plaisant et édifiant comme vous semblez le penser.

[Diderot] Il faut dire qu’il me semble avoir l’épiderme fort sensible depuis une polémique à propos d’une phrase extraite de mon texte "Le fils naturel", qui l’a apparemment heurtée, phrase somme toute assez anodine je trouve : « Il n’y a que le méchant qui soit seul », qu’il a prise pour lui. Il m’a battu froid un temps mais je ne lui en ai point tenu rigueur.
[Voltaire] Eh bien nous y voilà ! Sacrebleu, ce paltoquet a le chic pour envoyer ce genre de bombe qui nous cause beaucoup de noise et s’en réjouir. Mais il ne perd rien pour attendre !

[Diderot] Je crois surtout qu’il s’est lui-même mis dans une situation difficile. Il a perdu l’appui de beaucoup des humanistes, ses amis jusque-là dont nous faisons partie, et obtenu le soutien encombrant des milieux dévots et royalistes qu’il n’a jamais aimés.

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
Je n’ai guère perdu que de faux amis taraudés par les manigances du madré Voltaire. Je sais ainsi à quoi m’en tenir sur leur fidélité.

[D’Alembert, jovial] Alors, comme ça Denis, vous êtes à l’origine de la récente vocation de notre très controversé ami Jean-Jacques qui fait enrager Voltaire... et de son récent revirement.
[Diderot] Ah, comme vous y allez ! En l’encourageant, je voulais simplement l’aider à trouver sa voie, l’inciter à se révolter contre le conformisme des élites qui m’indispose régulièrement. Que diable, un écrivain ne doit-il pas mettre le doigt là où ça fait mal et poser les questions qui dérangent et même qui fâchent le commun !

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
On ne demande plus à un homme s’il a de la probité mais s’il a des talents ;ni d’un livre s’il est utile mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit et la vertu reste sans honneur. 

[D’Alembert] Et apparemment, vous n’y avez pas manqué, mon cher !
[Diderot] En fait, tout est parti de mon incarcération au château de Vincennes. J’ai été condamné pour athéisme comme si l’Inquisition sévissait encore. Sur la fiche de police que je me suis procurée, il était stipulé : « Garçon plein d’esprit mais extrêmement dangereux. » 
[D’Alembert]  Plutôt flatteur mais ô combien menaçant !
[Diderot] Ah mes amis, dans cette difficile épreuve, votre sollicitude m’a été si précieuse : Jean est venu me remonter le moral et vous-même mon cher Voltaire avez bien voulu envoyer quelques lettres de soutien à certains de vos amis influents pour aider à améliorer mon sort.
[Voltaire] Oh, contribution bien modeste, par exemple, en écrivant à mon grand ami le comte d’Argental : « Quel barbare persécute-t-il ce pauvre Diderot ? Je hais bien un pays où les cagots font coffrer un philosophe » et en lui demandant d’user de son pouvoir pour te venir en aide.

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
Oh mon dieu, le bel esprit. Il s’est fendu d’un petit courrier pour être quitte et se donner le beau rôle à bon compte. Qui pourrait en être dupe ?

[Diderot] Jean-Jacques est souvent venu me visiter et me soutenir moralement. Il m’a été d’un grand secours mais un jour, il s’est passé un événement que je ne m’explique guère encore aujourd’hui.
[D’Alembert] Bigre, vous m’intriguez. Que s’est-il donc passé qui vous a inquiété à ce point ?
[Voltaire] Oui, oui, j’ai hâte de connaître le fin mot de cette affaire !

[Diderot] Figurez-vous, il était venu ce jour-là me visiter en prison, comme souvent. Je l’ai trouvé dans un état d’excitation indescriptible, parlant d’une voix à peine intelligible. Sous le coup d’une révélation, m’a-t-il affirmé, survenue à la lecture du Mercure de France.[Voltaire] Diable, (d’une voie de raillerie) je n’ai encore jamais vu personne défaillir à la lecture d’une gazette ! Continuez, continuez cher ami, je vous en prie.
[Diderot] M’agrippant aux épaules, les yeux au ciel, il m’a lancé sans ambages : « Plus je suis savant et moins je me sens bien dans ma peau. La vérité mon cher, oui la vérité émane de cœurs simples, d’âmes vertueuses, loin des fastes, des illusions du pouvoir et de l’argent. Ma vocation : dénoncer désormais les faux-semblants des élites, les méfaits de leur mode de vie et de tracer la voie d’une vraie renaissance. Revenir à une existence plus saine, loin des milieux frelatés dominés par les plaisirs et l’argent.
[Voltaire] Nous y voilà ! Il m’en a toujours voulu d’avoir réussi, de n’avoir aucun souci d’argent et de me consacrer tout entier à mon art. Mais à la fin, que me reproche-t-il donc exactement ?

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
Devenir riche pour être indépendant, faire l’agioteur, l’affairiste et l’usurier, c’est paraît-il son crédo. Je sais qu’il joue sur les cours des marchandises, qu’il achète ici au bas prix pour revendre ailleurs au prix fort. Il est contre la guerre mais n’hésite pas à faire de juteuses affaires avec l’armée. Voilà où nous en sommes !

[Diderot] Je m’avance peut-être mais je crois qu’il a tendance à vous voir double.
[Voltaire] Avait-t-il besoin de bésicles ou avait-il trop bu que la vue lui en fut brouillée !
[Diderot] Il doit penser que le bon Arouet, homme estimable s’il en est, est perverti par le méchant Voltaire qui publie des textes qui lui déplaisent et lui envoie des courriers qui le fâchent, comme si vous aviez une face claire et une face sombre. Les deux faces de Janus, en quelque sorte.

[Voltaire]  Vous m’ouvrez là des perspectives vertigineuses mon cher !
 [D’Alembert]  Il ne supporte pas ce que vous représentez, du moins selon sa perception : votre façon de parler de l’argent, d’encenser la richesse, votre appétence pour les salons, votre goût pour les mondanités... Enfin votre vie en quelque sorte, qu’il voit comme artificielle par rapport à une façon de vivre plus près de la nature.
[Voltaire, se prenant la tête]
Vraiment, ça dépasse de loin mon entendement !

[Jean-Jacques (qui intervient sur le devant de scène)]
Si l’écrivain est un maître reconnu par tous, un esprit d’une élévation qui force le respect, l’homme est attiré par les paillettes de succès illusoires et avide de gloires éphémères. Tel est ce François-Marie qui se cache derrière Voltaire. Ce diable, à force de trop aimer les carrosses et les parfums, a gaspillé son temps en futiles activités qui l’ont éloigné de son art. 

[Voltaire]
Je vous le dit, mes chers amis, ce diable d’homme ne nous apportera que des déboires !

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Acte III – Scène 2 -  Voltaire - J'herborise II
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[ Reprise de Jean-Jacques acte II : Voltaire est vêtu d’un long tablier, de bottines-sabots et arbore un grand chapeau de paille,. Il s’occupe des pots de fleurs disposés tout autour de lui]

Eh oui, eh oui, -ne me faites pas ces yeux ronds- j’herborise moi aussi. Pourquoi serait-ce l’apanage des écolos rousseauistes ? Voyez la tenue adéquate que j’arbore. [Il fait admirer sa tenue] Voyez la tenue ad hoc. [Il se pavane] Je vais bientôt ressembler à un paysan. Eh oui, je fais comme ce fêlé de Jean-Jacques, j’herborise. Vous trouvez peut-être que je n’ai pas une tête à herboriser. En tout cas, les apparences sont sauves : n’ai-je pas l’air d’un véritable écolo soucieux de ses plantes ?

[Il farfouille dans ses pots de fleurs] Peut-être bien qu’un jour, le plus tard possible, en l’an 3000, ce sera la norme. Pourquoi pas, tous les goûts sont dans la nature.

Oh, Nature… j’ai prononcé le mot tabou. Voyez, voyez, je soigne avec précaution mes fleurs et mon potager. Mais, apparemment, je n’ai pas vraiment la main verte. [Il l’exhibe] j’ai bien essayé de passer des gants verts mais ça ne fonctionne pas. Regardez cette pauvre plante qui s’étiole. Quel désespoir ! Décidément, je ne suis pas dans mon élément.  
Ça ne fait rien : je me sens ici comme un citadin en vacances respirant le bon air champêtre.

[Il quitte ses gants, prend une rose entre ses doigts et hume son odeur]
Hum, quel parfum ! Je me dis parfois que la nature est bien faite. Pour qui exhale-t-elle cette odeur si suave ? Pas spécialement pour moi, c’est sûr. Pour l’air le temps, alors ? Ah, il m’étonnerait fort que cette fragrance qui me chatouille les narines soit gratuite et ne serve pas à attirer irrésistiblement dans ses filets quelque insecte en quête de nourriture. Tout se paie content, même dans la nature, n’en déplaise à ce pauvre Jean-Jacques.

[Il la tourne et la retourne entre ses doigts] Moi, voyez-vous, je mets les mains à la pâte.
Avec ce sacré Jean-Jacques, c’est un peu la même chose. Je goûte la finesse de ses descriptions, la dialectique de son argumentaire, la subtilité de ses piques, même si parfois elles m’échauffent la bile. Et je m’y pique. Je me pique à son caractère acéré, retors, qui m’exaspère et me hérisse le poil. Ah, même avec des gants fourrés ou une armure, je crois qu’il me piquerait encore !

Laissons cela et revenons à notre jardin. Regardez, je donne un petit coup de griffe pat ici, un petit coup de ciseau par là et le tour est joué. Un jeu d’enfant… même si mon jardinier me donne un coup de main… il faut bien l’employer n’est-ce pas. Aie, même avec les gants, je me suis enfoncé une épine dans le doigt ! Hou la la, ça fait mal ! Ouille, ouille, ouille, sacrés rosiers et leurs branches pleines d’épines… J’aurais mieux fait de planter des marguerites. Mais comment résister à la délicatesse de ce parfum ! 

Ah, regardez-moi ça, je me suis mis de la terre plein les doigts. [il s’essuie à son tablier] Parce que moi, figurez-vous, je mets les mains à la pâte, je ne me contente pas d’admirer la beauté des petites fleurs des prés ou d’effeuiller la marguerite.

[Il prélève une autre rose dans un pot]
Ah le la, les roses c’est quelque chose. La nature en a produit de différentes couleurs : des roses, des rouges, des jaunes, même des blanches. Et quel parfum. Mais vous verrez qu’un jour l’homme créera à son tour d’autres variétés. Des roses bleues pourquoi pas ? Le génie de l’homme peut suppléer et dépasser les limites de la nature. Et ça, le Jean-Jacques et ses complices ne le comprendront jamais. 

[À force de la tripoter, il se pique encore avec la rose]
Aie, aie, aie ! [en se suçant le doigt blessé] cette rose est bien comme ce Jean-Jacques, à m’agresser à l’improviste. Ah, il est bien mon meilleur ennemi.

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Acte III – Scène 3 -  Voltaire et Mme Necker -  J'herborise III
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[Voltaire]
Oh, je crois bien que quelqu’un arrive par le jardin. Il me semble percevoir des pas sur le gravier de l’allée. Viendrait-on me visiter en mon nouveau logis ?
[Mme Necker débouche dans le jardin ensoleillé, protégé par une ombrelle. Elle s’arrête devant lui et contemple le spectacle]

Mais que vois-je mon bon maître ? Mon dieu, quel accoutrement, pour un peu, je ne vous aurais pas reconnu.

[Voltaire]
Chutt, chutt, ma bonne amie et presque voisine, ne le répétez pas : j’herborise. [étonnement de Mme Necker] Oui, oui, j’herborise, vous avez bien entendu. Pourquoi en laisserais-je le monopole au grand Rêveur Solitaire ?
Oh la la, [dit-il en pouffant] il ne faudrait que le Genevois en cavale l’apprît, il m’enverrait encore une lettre comminatoire de son crû pour se plaindre de la concurrence, geindre et pointer du doigt ma duplicité. Quelle joie ce serait n’est-ce pas pour cet écorché vif.
[Mme Necker, moqueuse]

Il est un fait que vous lui tondez l’herbe sous le pied, ah, c’est le cas de le dire. S’il venait à l’apprendre, il en serait fort dépité et sans doute très énervé. [rires]

[Voltaire]
Oh mais quel humour ma chère. Je ne vous connaissais pas tant d’ironie.
[Mme Necker, toujours aussi moqueuse]

Il faut bien que l’on se gausse de son prochain… surtout quand il y prête le flanc. Et puis il n’y a guère de mal à ça.

[Voltaire]
Je vous le concède volontiers mais l’animal a l’épiderme fragile. Ah, c’est curieux, je m’étais promis de n’en plus parler et voilà qu’il revient presque naturellement dans la conversation. Pourtant, lui donner tant d’importance ne vaut guère la peine. Ah, je m’en veux d’être aussi faible.
[Mme Necker, redevenue sérieuse]
Vous avez raison, le sacripant n’en vaut pas la peine. D’autres sujets plus sérieux nous appellent et en premier lieu la défense de l’Encyclopédie qui est dénigrée et attaquée maintenant d’une façon inégalée.

[Voltaire]
Je constate que vous aussi êtes inquiète de la tournure des événements. Malheureusement, vous avez bien raison d’être préoccupée…

[À ce moment-là, le tonnerre retentit et quelques éclairs fusent, la pluie commence à tomber]
[Voltaire]
Oh, ça se corse dirait-on. Le soleil n’aura pas perduré.
[Mme Necker]
Bon sang, et mon ombrelle qui s’envole !

[Voltaire]
Vite, vite, venez vous mettre à l’abri. [ils courent vers la maison] Sacrebleu, quelle fichue nature, elle est en colère contre moi  et il nous faut la dompter. Décidément, Le Nôtre avait raison avec son jardin à la Française, rien ne vaut un beau jardin tracé au cordeau par la main de l’homme, où pas un brin d’herbe ne dépasse !

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20 novembre 2022

1- L'impossible amitié Actes I et II

L'impossible amitié Actes I et II

    Suzanne Necker     

Acte I scène 1 Mme Necker (25L) + scène 2 Necker/D’Alembert/Diderot (36L) + scène 3 D’Alembert/Diderot (67L)
Acte II scène unique Jean-Jacques (44L) J’herborise

Les personnages : Suzanne Necker (1737-1794), Denis Diderot (1813-1884), D’Alembert (1817-1883)

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Acte I – Scène 1 -  Mme Necker -
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[Les invités sont partis - Mme Necker est seule en scène]

Ah vraiment, quelle agréable journée passée avec tous mes amis réunis en mon château de Coppet, situé à quelques encablures de Genève. Jacques Necker, mon mari, conseiller à la Cour, avait retardé son départ pour Paris pour les accueillir et leur faire les honneurs de notre domaine. Il y avait là la fine fleur de nos penseurs et artistes. Au premier rang, ceux qu’on nomme les Encyclopédistes, mon fidèle d’Alembert, mon fantasque Diderot et son humour si particulier, les piliers du mouvement qui se sont tant investis dans cette folle aventure consistant à condenser le savoir humain en quelques dizaines de volumes.

Quelle entreprise téméraire, n’est-ce pas ! Travail si considérable qu’il défie mon entendement et d’une telle importance pour l’humanité. Il faut souligner qu’ils sont aussi aidés dans cette fabuleuse entreprise par d’autres fidèles comme  l’abbé Raynal, les frères Grimm, le marquis de Saint-Lambert et l’irremplaçable Louis de Jaucourt, véritable puits de science, ascète à qui nous devons tant.

Et bien sûr, même si son temps est compté, mon très cher ami Voltaire, accompagné pour une fois de sa compagne, la belle Émilie du Châtelet. Comme d’habitude, il a été éblouissant, virevoltant avec maestria dans toutes les conversations avec un savoir-faire qui n’appartient qu’à lui. Mon mari s’amuse de mon admiration pour cet homme, me mettant quand même en garde contre certains débordements qui pourraient bien lui valoir quelques déboires  et même le courroux du monarque.

Heureusement qu’il était là ainsi que quelques autres beaux esprits car, à table, j’étais placée près de d’Alembert et de Mme du Châtelet. Ces deux érudits, contents de se revoir sans doute,  n’eurent de cesse de parler mathématiques, figurez-vous, dans un langage dont je n’entendis goutte. Il est vrai qu’ils comptent m’a-t-on dit, parmi les meilleurs spécialistes dans ce domaine.
En fait, nous avons beaucoup plaisanté, beaucoup glosé sur l’actualité et aussi beaucoup ironisé [coquine] sur les petits potins de la Cour et les travers de certains de ses représentants.

Les questions, disons plus délicates qui nous préoccupent ce soir, je voulais justement en discuter plus avant et c’est pourquoi j’ai mandé mes deux amis Diderot et d’Alembert de me rejoindre pour échanger nos points de vue.

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Acte I – Scène 2 -  Mme Necker, Diderot et d’Alembert 
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[Mme Necker]
- Venez, venez mes amis. Je profite de votre présence pour vous avoir rien que pour moi… et parler d’un sujet essentiel, notre gros bébé l’Encyclopédie.
[D’Alembert]
-  Je dois constater que l’accouchement du bébé s’avère difficile et que nos adversaires n’ont de cesse de contrecarrer nos projets et d’entraver leur réalisation.
[Diderot]
- Que voulez-vous, comme toue innovation, la nôtre bouscule les esprits les plus étriqués qui la combattent avec l’énergie du désespoir. Eh oui, les forces réactionnaires de notre beau siècle des Lumières se sont liguées contre nous pour nous empêcher d’agir.
La balle est dans notre camp.

[Mme Necker]
- Cela nous place dans une situation impossible et contrarie forcément l’avancée du projet. C’est très fâcheux.
[Diderot]
- Cela nous rend plus fort, plus solidaires. Il faut s’en réjouir parce que ça clarifie le paysage politique en obligeant les indécis à choisir. Moi, ça me plaît ce défi, n’est-ce pas Jean, même si actuellement il est difficile à vivre. 
[D’Alembert]
- Combattre les figures dominantes de la Cour, c’est évident mais en évitant de viser Louis XV et par là même de nous mettre en danger. Le roi se trouve placé dans une situation très inconfortable et son caractère ombrageux n’arrange rien.

[Diderot]
- Pour moi, il n’est pas question de lui trouver des circonstances atténuantes. Ce n’est d’ailleurs pas lui le problème, il est trop faible pour en être vraiment un, mais le parti dévot qui étend ses tentacules dans toutes les sphères du pouvoir. 
[Mme Necker]- Mon mari qui est toujours bien renseigné, pense que vous êtes dans le collimateur des gens de cour et que le roi lui-même est fort irrité des remous provoqués par une poignée de saltimbanques agités.

Vous savez qu’il est très sourcilleux sur ce genre de sujet.

[Diderot]
- Ainsi, on frôlerait quasiment le crime de lèse majesté !
[D’Alembert]
- L’heure n’est pas à la frivolité, Denis. Il nous faut combattre sur deux fronts : avoir des collaborateurs compétents qui écrivent des articles de qualité et ferrailler contre ceux qui ne pensent qu’à saboter notre œuvre.

[Mme Necker]
- Reste le problème que nous pose Jean-Jacques. Nous apprécions tous sa contribution à l’Encyclopédie, en particulier ses articles sur la musique, discipline où il excelle, mais il est imprévisible et s’acoquine parfois avec nos ennemis.
[D’Alembert]
Jean-Jacques est un garçon fantasque que j’ai grand mal à cerner. Il agit parfois en dépit du bon sens et semble prendre un malin plaisir à se brouiller avec ses amis. Vous verrez qu’un jour il se retrouvera seul, abandonné de tous. 

[Mme Necker]
Oui, il me paraît bien trop dominé par ses humeurs, sous l’influence de ses sentiments.[Diderot]
Nous avons tous nos faiblesses. Attention quand même par nos agissements à ne pas le pousser malgré lui dans le camp de nos ennemis. On n’aurait plus qu’à s’en repentir.

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Acte I – Scène 3 - Diderot et d’Alembert 
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[D’Alembert] - Quel tracas cette noise entre nos deux confrères. Comme si nous avions besoin d’une nouvelle source d’arias. Nous avons assez de soucis en ce moment avec nos ennemis qui font flèche de tout bois pour nous nuire.
[Diderot levant les bras en signe d’impuissance] - Que voulez-vous, ils sont si différents, le jour et la nuit dirait notre bonne amie Mme Necker. On dit aussi parfois que les contraires se rejoignent ; en l’occurrence, il n’y a rien de plus faux. Ne soupirons pas devant cette situation qu’on voudrait pouvoir résoudre simplement, sans doute par excès d’angélisme.

[D’Alembert] – Quand même, quel tempérament chez Voltaire ! Quel volcan quand il s’y met et quel caractère emporté, ombrageux, toujours à essayer d’avoir raison. Ah, sa raison n’est certes point celle d’un Robespierre !
[Diderot] - Jean-Jacques lui, n’est pas vraiment tenaillé par la bougeotte, il préfère s’égayer dans sa chère nature ou passer une grande partie de ses journées à recopier des partitions.

[D’Alembert] – Que voulez-vous, il refuse tout compromis avec l’argent et est bien obligé de gagner sa vie comme il peut.  Il ne pourra certes jamais s’appuyer sur la fortune d’un Voltaire.
[Diderot] - Oh, il le lui a assez reproché, le traitant dans ses moments de hargne, d’usurier et d’agioteur, ce qui me semble quelque peu exagéré.

[D’Alembert] - Il faut dire que notre bon Voltaire prête le flanc à la critique en se vantant de sa malignité en affaires, en rajoutant volontiers pour se faire valoir. Et le mettre en garde sur les méfaits de son orgueil ne sert à rien. À part peut-être son Émilie, il n’écoute personne. 
[Diderot] - Oh, je ne sais s’ils sont jaloux l’un de l’autre ou s’ils veulent préserver leur altérité, mais ils ne se ménagent guère.

[D’Alembert] – Ceci dit, quelles que soient les conséquences de cette interminable querelle, ne perdons pas de vue que nous devons en priorité préserver l’Encyclopédie et répondre aux attaques que nous subissons, attaques qui ont tendance à redoubler me semble-t-il.
[Diderot] – Et qui visiblement t’inquiètent… et qui m’inquiètent aussi, dans la mesure où toutes ces insinuations, tous ces libelles ressemblent fort à une attaque concertée et nous mettent sur la sellette par rapport au pouvoir royal.

[D’Alembert] - Voilà bien le problème : notre position n’a jamais été aussi précaire qu’aujourd’hui et pourrait mettre en péril l’avenir de notre chère Encyclopédie.
[Diderot] – Pour moi, l’urgent est de faire taire le persiflage de nos ennemis, de les museler, et pour cela les déconsidérer aux yeux du public. Ils ne cessent de gloser sur nos faits et gestes, crachant leur venin sur nos relations intimes, qu’elles soient réelles ou supposées d’ailleurs.

[D’Alembert, soupirant] -Tout ceci fait  les délices de la cour qui nous considère volontiers comme des trublions à surveiller.
[Diderot] – Ces gens ont la manie du soupçon et pour moi, ils sont trop bornés pour qu’on puisse se comprendre. Vous savez combien à travers mes écrits, j’ai été la cible d’une chasse aux sorcières, combien j’ai été traîné dans la boue pour quelques textes jugés subversifs.

[D’Alembert] - Oh, certes, je me souviens fort bien des vagues soulevées par la publication de récits comme La religieuse !
[Diderot] – Vous aussi vous en savez quelque chose. Prêts à se servir des moyens les plus vils, vous traitant volontiers de bâtard, glosant sur vos relations avec Julie de Lespinasse.

[D’Alembert] – Si fait, si fait ! Que de placards n’ai-je pas lu sur mes origines, sur ma naissance et mes liens avec ma chère Julie !
[Diderot] - Ah, mon cher, ils ne nous pardonnent rien.  Au contraire, ils se servent de la moindre faille, inventant même parfois, pour nous accabler.

[D’Alembert] - Je caresse l’idée, non d’une réconciliation entre Voltaire et Jean-Jacques, on peut toujours rêver, mais disons d’une cessation des hostilités : plus de chicanes publiques, plus de phrases assassines…
[Diderot]- Du côté de Voltaire, la partie est jouable, il a une idée à la minute et d’autres chats à fouetter, mais pour amadouer Jean-Jacques, il nous faudrait un stratagème… pardon une stratégie inattaquable.

[D’Alembert] - Jean-Jacques  n’a-t-il pas écrit à votre propos : « Je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits. » N’est-il pas plus bel exemple d’amitié malgré tous les aléas de la vie qui ont pu vous séparer.
[Diderot] - Plus on répondra aux attaques avec pugnacité et plus on se fera respecter. Et la plume assassine de Voltaire me paraît indispensable.

[D’Alembert] -Je vous suis pleinement. Il nous faut absolument le concours de notre ami Voltaire pour clouer le bec à tous ces faquins bilieux. Lui seul a la plume assez acérée pour pourfendre nos ennemis et mettre les rieurs de son côté.
[Diderot, tout sourire] - Et par là même, de notre côté.

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Acte II – Scène unique -  Jean-Jacques Rousseau -
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[ Jean-Jacques est vêtu d’un chapeau de paille, d’un grand tablier et de bottines. Il s’occupe des pots de fleurs disposés tout autour de lui]

 Eh oui, j’herborise, voyez-vous. Pour mes ennemis, dans leur bouche, ce verbe est péjoratif. Ils doivent penser que je passe mon temps à constituer des herbiers. En fait, je n’herborise nullement, je laisse la nature monter en moi, ses couleurs, ses odeurs, ses changements permanents selon l’impact du vent, du soleil, de la pluie... Avec la nature, rien n’est jamais pareil. Je dois avoir l’humeur champêtre, plutôt badine aujourd’hui. Je suis le rêveur solitaire qui se promène dans la campagne, contemple les petite fleurs sauvages qui poussent ici ou là au hasard de l’endroit où le vent a poussé leurs petites graines. Eh oui, la Nature ne connaît pas la ligne droite, elle n’a pas la fibre géométrique. Elle est comme moi, on ne peut la brimer, la planter où on voudrait qu’elle pousse.
Elle est la liberté.

[Il dispose ses petits pots fleurs autour de lui, fait mine de les bichonner]

Voyez cette merveille, cette fleur multicolore : qui eût pu dire qu’une graine aussi minuscule, sans intérêt particulier somme toute, aurait pu se transformer ainsi selon un processus mystérieux, miracle de la nature. Ce miracle permanent me fascine comme une multitude d’actions auxquelles l’homme ne pourra jamais rivaliser.

Ma bonne Thérèse aime aussi la nature et vient volontiers m’aider. Ce n’est pas Voltaire qui pourrait compter sur sa belle Émilie, madame la comtesse, sa forte en thème pour venir l’aider dans ses plantations.
Ah celui-là, il est très fort pour construire, un sacré bâtisseur. Avec lui, adieu belles cerisaies, petites plantes et arbres majestueux, adieu mon beau sapin roi des forêts… rasons tout ça, il faut que la cité étende de partout ses tentacules de bois, de brique et de pierre. Heureusement, oui heureusement, j’ai trouvé des personnes de qualité qui m’ont offert un havre de paix dans lequel j’ai pu créer en toute liberté, écrire mes meilleures pages.
Comment peut-on créer dans une ambiance aussi stressante, dans une ville enserrée dans ses hauts murs, dans le bruit incessant et la promiscuité ? Jamais je ne m’y résoudrai.

Ah, que m’apporte-t-on ? Un pli de ma très chère amie Mme de Warens, celle que j’appelais MAMAN. Il faut dire qu’elle m’a connu bien jeune et recueilli avec un amour quasi maternel. C’est vrai, il faut bien le dire nos relations furent quelque peu… disons incestueuses. Ô, ma chère baronne, ô mes chères Charmettes, superbe Julie de ma Nouvelle Héloïse, ultime lettre de mes Confessions, je me sentais si bien, en sécurité dans son giron.

Chutt, chutt, (mettant un doigt sur ses lèvres et avançant sur le devant de la scène) surtout que ce doux aveu reste entre nous, sans arriver aux oreilles de Voltaire. Avec ce traitre d’Arouet, tout se retrouverait bien vite dans les gazettes et se répandrait dans les salons parisiens. Car, non content d’écrire des pièces insipides, il parle, ô dieu, qu’est-ce qu’il peut parler l’Arouet ! Je le tiens de certains amis encyclopédistes –j’en ai encore quelques-uns figurez-vous- qui me l’ont décrit pérorant à l’infini dans les délicats soupers parisiens. Et allez, bla bla bla, ça y va à grands traits au vitriol sur tous ceux qui lui hérissent le poil. Et ils sont nombreux. Monsieur a semé beaucoup d’inimitié… et continue.

Il paraît que parfois il dit volontiers du mal de moi. Ça lui prend comme une démangeaison. Entre nous, ça me fait plutôt plaisir que ce petit monsieur évoluant dans le grand monde, s’intéresse à mon humble personne qui, pour rien au monde, ne mettrait les pieds dans ces milieux frelatés. Mais au moins, ça m’enlève toute espèce de scrupules à son égard… et toute illusion, si j’en avais encore. Tiens, j’ai bien envie de lui écrire, de lui envoyer quelques carreaux bien sentis sur ses amis si bien élevés, pervertis par les miasmes de la ville et qui se gobergent, qui vivent si bien au prix de la sueur du peuple.

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19 novembre 2022

0- L'impossible amitié Plan

« J’ai reçu Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain […] On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »
Voltaire, Lettre à Rousseau, 30 août 1755

* Acte I       scène 1 -  Mme Necker                                       Coppet – 25L
   61L            scène 2 – Mme Necker/Diderot/D’Alembert       Sur l’Encyclopédie – 36L
                    scène 3 ? Diderot/D’Alembert                           Répondre aux attaques

* Acte II     Jean-Jacques -scène unique – Jean-Jacques         J’herborise – 44L

* Acte III  scène 1 – Voltaire/Diderot/D’Alembert               Aux Délices – 94L
                    scène 2 - Voltaire                                              J’herborise 2 – 40L
  166L          scène 3 – Mme Necker/Voltaire                          J’herborise 2 suite – 32L

* Acte IV    scène 1 – Jean-Jacques                                        Discours J-J - 26L
   86L           scène 2 – D’Alembert                                         Sur le Discours – 17L
                    scène 3 – Jean-Jacques                                      Réaction Jean-Jacques -16L
                    scène 4 – Jean-Jacques/D’Alembert                   Mise en garde – 27L

* Acte V  scène unique – Voltaire                          Candide – 73L

* Acte VI    scène 1 – Jean-Jacques -                                      Montmorency –39L
   Lisbonne  scène 2 – Voltaire -                                               Lisbonne – 20L
    141L        scène 3 – Jean-Jacques -                                      La providence – 21L
                    scène 4 – Voltaire -                                             En veut à JJ - 26L
                    scène 5 – Jean-Jacques -                                     Plus serein - 19L
                    scène 6 – Voltaire -                                             Échauffé - 16L

*Acte VII - scène unique – Voltaire/JJ - Le ballet/chassé-croisé - 56L 
       Voltaire et Jean-Jacques se croisent sur scène, pleins de reproches  –

*Acte VIII scène 1 – Mme Necker/D’Alembert -                Après dîner à Coppet – 25L
  La statue  scène 2 – Mme Necker -                                   Pb de la statue – 33L
  190L         scène 3 –  Mme Necker/D’Alembert --              Convaincre D’Alembert 44L
                   scène 4 – Jean-Jacques -                                Avec Moultou - 24L
                   scène 5 – Voltaire/D’Alembert -                      Triomphe et âge - 52L
                   scène 6 – Jean-Jacques -                                 La mort de Voltaire - 12L

* Acte IX  scène 1 – Jean-Jacques -                       Voltaire/JJ au Panthéon - 18L
   77L         scène 2 – Voltaire -                              Reconnaît Jean –Jacques - 11L
                  scène 3 - Jean-Jacques -                      Le corps de Voltaire - 16L
                  scène 4 - Voltaire -                              Le tombeau de Jean-Jacques - 20L
                  scène 5 - Jean-Jacques/Voltaire -        Avec Goethe - 12L


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27 avril 2022

17- Le train

- 17 –  Le train ****   91L     ****  Un curieux accident  ****

                            

La locomotive fendait la nuit dans un bruit lancinant qui finissait par se muer en un ronronnement apaisant. Il était seul dans le compartiment, avec l’impression d’être confiné dans cette cage, prisonnier. Avec tous les problèmes qui l’attendaient au retour, il se sentait vidé, incapable de se concentrer.

Le maure était de mauvais poil après un voyage éclair à Marseille où soit disant sa mère était tombée malade.  Une chute dans les escaliers, lui avait-on assuré.
Plus que curieux, suspect même ce coup de fil impromptu. Ce devait être grave pour que sa mère déroge à ses habitudes. À son arrivée, ce d’abord fut un soulagement. Il avait pu constater que sa chère mère se portait comme une fleur, râlait, toujours à geindre et à se plaindre, à l’article de la mort pour un rien, pestant contre les voisins, contre ce fils qui ne venait jamais la voir ou contre le temps quand elle ne trouvait rien d’autre.

- Oh, s’était-elle écriée quand la silhouette de son fils s’était découpée dans le chambranle de la porte, mon Dieu ai-je la berlue, serait-ce le bel Edward, mon fils adoré ?
- Non dit Le Maure en souriant, c’est son hologramme.
Elle n’avait pas compris mais elle s’en fichait. Son fils était là et pour elle, rien d’autre ne comptait.
- Et cesse de m’appeler Edward, en France on dit Édouard, tu le sais bien.
- Pour moi, tu seras toujours mon petit Edward.
Il n’insista pas. Quand elle avait une idée en tête…

Le Maure regardait autour de lui, pointant chaque détail. Rien n’avait changé. Ces fichus bibelots qu’enfant il devait dépoussiérer chaque mois, trônaient toujours sur le grand buffet de style renaissance espagnole qui tenait tout un mur. Depuis la mort de son père, le temps s’était arrêté. Sa mère s’était toujours refusée à déménager, ancrée dans ce vieux quartier marseillais où elle avait ses habitudes, dans ce vieil immeuble encore cossu où elle connaissait tout le monde, dans cet appartement trop grand pour elle, figé dans son jus depuis le jour de l’enterrement.

Ça faisait combien déjà ? Il avait peur de compter. Bientôt dix ans, mon Dieu, dix ans que sa mère vivait ainsi. Combien de fois lui avait-il rendu visite depuis. Il chassa cette idée de son esprit. À quoi bon ?

Enfin, l’essentiel, c’est  qu’à l’évidence sa mère adorée se portait bien, volubile, fatigante, merveilleuse. Elle ne lui épargna rien, ni la concierge toujours à discuter, à s’occuper des autres au lieu de s’occuper de son travail, le chien de la voisine du rez-de-chaussée qui aboyait pour un rien, sa pension qui n’arrivait jamais dans les délais… et ce fils ingrat qui l’oubliait.

« Ah Edward, tu n’as pas changé. Le portrait de ton pauvre père.
Ses petits bobos étaient plutôt bon signe, ses rhumatismes un signe de longévité. D’habitude, ses continuelles lamentations l’irritaient mais aujourd’hui, il en était soulagé, la voyant finalement avec d’autres yeux.

Ce pseudo accident, manœuvre grotesque pour l’attirer à Marseille, l’énervait, lui faisait perdre son temps. Et l’inquiétait aussi. Il ne parvenait plus à fixer son attention ou même à lire Le Provençal. Qui donc lui avait fait cette crasse, avait intérêt à l’éloigner pour quelques jours de son QG ?

Il tournait et retournait cette idée dans sa tête, se creusant les méninges, se remémorant les affaires en cours, et parmi elles, celle qui aurait pu expliquer cette mise en scène.Il fallait quand même de sérieuses raisons pour échafauder un pareil scénario. Une blague de mauvais goût, allons donc ? Gagner du temps, fomenter un trafic derrière son dos, l’éloigner pour mieux torpiller ses affaires. Sans informations solides, il se perdait en conjectures.

Son premier réflexe avait été de téléphoner à ses adjoints pour savoir ce qui clochait, ce qui s’était passé à Paris. Rien. À Paris, il ne se passait rien de notable, les affaires suivaient leur cours. Ce n’était donc pas pour prendre la main sur ses affaires qu’on avait voulu l’éloigner. À moins que cette manipulation soit à double détente : l’envoyer à Marseille pour prendre le pouvoir à Paris. Inutile alors de chercher ailleurs, ce serait un putsch.

Immédiatement, l’image de ses adjoints s’inscrivit dans son esprit, les moindres faits récents défilèrent dans sa tête : rien de notable, aucun signe annonciateur d’une telle manœuvre. "Attention se dit-il, de ne pas donner dans la paranoïa de ne pas voir des ennemis partout."
En attendant, il n’était pas plus avancé.

Ce n’était pas la première fois qu’on essayait de le manipuler, mais là avec une méthode différente. Avec ses lieutenants, il avait pourtant été sans concession : « Bougez-vous les gars, secouez vos indics, cherchez tous azimuts, y’a un bug quelque part. Depuis, il attendait qu’ils rappellent mais rien. Et de Marseille, ses actions étaient limitées. Demain, il serait de retour. Il le fallait. Ses gestes ondoyants et son sourire avenant cachaient en fait une volonté farouche portée par un esprit calculateur. Ce n’est pas pour rien qu’il avait été nommé à ce poste. On le craignait, ses colères froides étaient redoutées… et redoutables. Et à cette heure-ci beaucoup devaient redouter son retour. 

Son train partait tard le soir aussi pour passer le temps et éviter de retourner dans sa tête toujours les mêmes scénarios, il décidé d’aller sa balader dans Marseille avec sa mère. Elle était bien entendu aux anges, une occasion à ne pas manquer. Ils partirent sur les traces de leur passé, le quartier du Panier où il était né, du côté du cours Belsunce, ils revinrent en passant par la mairie et les grandes barres d’immeubles de Fernand Pouillon construites juste après la guerre et s’écroulèrent, épuisés, dans un des bars qui s’étagent sur le quai devant le port. Il pensait à l’hôtel de la maison du Fada où il descendait quand il revenait à Marseille pour quelques jours, à l’époque où s’installer à Paris était pour lui impensable.

Une longue attente commençait. À Paris, aucune nouvelle du Maure. Aucun coup de fil. On savait juste qu’il avait quitté Marseille le soir par le train de nuit qui devait arriver à la gare de Lyon vers les huit heures. Mais plus rien depuis son dernier coup de fil et le branle-bas qu'il avait provoqué.

Le lendemain matin, ses adjoints étaient là sur le quai, à attendre vainement qu'il descende du train. Ce n'est qu'au cours de l'après-midi qu'ils apprirent qu'un homme avait sauté du train de nuit et qu'on avait retrouvé son corps sur le bas côté de la voie ferrée, décès dû à sa chute et à une très grosse perte de sang avait conclu un médecin dépêché sur place.
Erreur d'un homme ensommeillé qui ouvre une porte donnant sur l'extérieur et chute sur le ballast ou suicide. Le rapport du légiste ne tranchait pas entre ces deux hypothèses mais n'envisageait aucune autre possibilité...
Affaire classée.

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