L'impossible amitié Acte VIII La statue
Scène 1 : Mme Necker-D’Alembert – 25L – Après dîner à Coppet
Scène 2 : Mme Necker – 33L – Contente mais inquiète quant à la statue
Scène 3 : Mme Necker-D’Alembert – 44L – Convaincre D’Alembert d’intervenir
Scène 4 : Jean-Jacques – 22L – A propos de Moultou
Scène 5 : Voltaire-D’Alembert – 52L – Triomphe et âge
Scène 6 – Jean-Jacques – 12L Mort de Voltaire
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Acte VIII – Scène 1 - À Coppet, après dîner - Mme Necker-D'Alembert
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[Avril 1770 dans le salon de Mme Suzanne Necker (Suzanne Curchod) en son château de Coppet près de Genève]
[D’Alembert]
- Vraiment, vraiment, tout fut parfait, « une chambre des pairs de la littérature ». Ah oui, cette réunion fera date. Et vous étiez somptueuse dans vos magnifiques atours, entourée des plus beaux esprits de notre siècle, flanquée de vos fidèles amis l’abbé Raynal, le marquis de Saint-Lambert et notre grand philosophe Helvétius. Sans parler de Diderot et de moi-même.
[Mme Necker, la femme du grand argentier, est sur un petit nuage]
[Mme Necker]
-Ah, vous me gâter mon cher. Ce projet de statue, l’invitation de Pigalle à notre repas, fut vraiment une idée lumineuse. Un secret bien gardé qui a enchanté tous nos convives. Et personne ne doute de sa réussite. Surtout le bel article paru dans le Mercure de France, tricoté par son directeur l’abbé de Raynal.
- Mes amis, vous me savez femme de tête. Et, foin de tous ces lauriers, je songe maintenant au concret, à la suite qu’il faut organiser. Pigalle a déjà devancé nos attentes en nous proposant quelques croquis et esquisses qui sont ma foi fort prometteurs. Aussi, pour continuer à avancer, il serait séant de proposer à notre éminent encyclopédiste initiateur du projet, d’être notre argentier et de récolter les fonds nécessaires au travail de Pigalle.
[Murmures d’approbation]
- Si apparemment tout le monde en est d’accord, j’y consens volontiers. Vous connaissez tout mon zèle et mon absolue admiration pour notre grand homme. Vous avez pu constater encore dernièrement l’immense succès de sa dernière pièce, le public enthousiasme applaudissant à tout rompre pendant de longues minutes. Et du côté de la presse, des articles dithyrambiques et quasi unanimes.
- Ah quel bonheur d’être entourée d’amis tels que vous, qui me sont si dévoués. Bien sûr, je demanderai confirmation à nos amis qui sont du complot et je ne doute nullement de leur approbation. Cette affaire va être rondement menée, je vous le promets. Je vois déjà la superbe inscription gravée sur le piédestal de la statue : « Au grand Voltaire, ses amis gens de lettres et les souscripteurs. » Voilà notre grand œuvre : Édifier une statue de marbre pour défier le temps.
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Acte VIII – Scène 2 – Mme Necker seule sur scène –
Contente mais inquiète quant la statue
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- Ah mes aïeux, quelle journée ! Tout était réuni pour qu’elle soit à marquer d’une pierre blanche. Pourtant, je me suis fait du souci pendant l’organisation de cette rencontre. Je me disais, ai-je bien fait de choisir Coppet, certes à quelques lieux de Genève et guère plus de Fernay mais peu facile d’accès, au lieu de Paris où résident la plupart de mes convives. Je savais pouvoir compter sur eux mais quand même, le doute m’effleurait parfois quand je pensais aux déplacements que cela occasionnerait.
Je m’étais fort bien entouré et tous sont accourus à mon appel. On y retrouva bien sûr mes grands complices et piliers de l’Encyclopédie Denis Diderot et Jean D'Alembert.
Mais J’avais fait le maximum pour que tout se passe comme prévu : service de coche à partir de Genève, bonne réception à l’arrivée de mes invités avec collation et chambres apprêtées à leur intention. Je me faisais fort de ne rien négliger, de ne rien laisser au hasard. : repas préparés avec mon maître d’hôtel et distractions choisies avec mon intendant. Je dois dire que tous apprécièrent mes attentions et félicitèrent la maîtresse de maison. Et puis, ne s’agissait-il pas de la notre Grand Homme.
Par contre, ce qui aurait tendance à m’inquiéter quelque peu, ce sont les esquisses de Jean-Baptiste Pigalle qui me paraissent pour le moins contestables, ô, non dans la facture certes, nul ne lui conteste son talent, mais sur la façon de traiter le sujet retenu, assez audacieux voire scabreux par rapport au goût de notre époque, peu libéral, et nos ennemis promptes à déclencher un énorme scandale.
Penser, un Voltaire presque nu, juste une cape qui cache l’essentiel, montrant des jambes grêles et le corps d’un vieil homme. D’ennemis, nous n’en manquons pas. Il n’y a qu’à voir les difficultés de diffusion de L’Encyclopédie pour s’en persuader. Même Jean-Baptiste Suard, pourtant ami intime de D’Alembert, a critiqué le projet.
Pigalle me paraît assez radical et je me demande si finalement on n’aurait pas dû s’adresser par exemple à Houdon, plus souple, plus apte à prendre en compte la volonté de ses commanditaires.
Autre sujet de préoccupation : aurons-nous au final l’accord de Voltaire ? Il adit paraît-il dernièrement : « j’ai 76 ans, je sors à peine d‘une grave maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines… On n’a jamais sculpté un pauvre dans cet état. » Voilà qui n’invite pas à l’optimisme.
Oh, (avec un soupir), une sculpture bien encombrante.
Enfin que ne ferait-on pas pour que Voltaire soit le premier homme de lettres français à avoir sa sculpture de son vivant !
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Acte VIII – Scène 3 - Mme Suzanne Necker (1737-1794) et D’Alembert –
Revient à Coppet en 1781 - Convaincre D’Alembert d’intervenir
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- Ah, mon cher, pour discuter, tenter d’aplanir ce stupide différent qui n’en finit pas d’envenimer leurs relations, il faudrait absolument organiser une rencontre. Et mon ami, vous êtes aussi leur ami à tous les deux, le seul à avoir assez d’empire sur eux pour les convaincre de cette nécessité.
- Comme vous y allez ma chère, Jean-Jacques a le don de se brouiller avec tous ses amis, même les meilleurs querelleurs dont il est malaisé de prévoir les réactions.
- Je sais pour vous avoir vu à l’œuvre que vous savez à merveille arrondir les angles et faire ressortir les convergences. Et vous ne manquez pas d’expérience en la matière.
-Si j’en ai caressé l’idée et y ai mûrement réfléchi, j’en ai aussi mesuré les périls, buttant sur l’obstacle d’humeurs querelleuses, d’ego entre deux génies qui voudraient régner, être le premier et sans concurrence aucune. Mutuellement ils se font de l’ombre et n’aspirent qu’à la lumière. Quand l’un fait son conciliant, c’est l’autre qui fait obstacle… et inversement.
- Ah, ne soyez pas si perplexe, je ne doute pas de votre entregent, que vous parveniez à vos fins mon cher. Je n’envisage aucunement un quelconque échec même s’il faut bien reconnaître l’entêtement bien connu de ces deux génies qui n’en restent pas moins hommes et que j’admire infiniment.
- Certes, certes madame, fussent-ils les Lumières du siècle des Lumières, ils sont ainsi. Nous sommes bien d’accord sur l’essentiel, encore manque-t-il le chemin pour sonder leur cœur et atteindre nos vues. Un chemin rempli d’embûches et malgré tous les talents que vous me prêtez, et qui me touchent infiniment venant d’une dame telle que vous, je n’ai pu encore trouver les arguments qui feraient mouche, jetant bas toutes leurs préventions.
[D’Alembert tergiverse, répugne à s’engager et Mme Necker troublée pas sa tiédeur]
- Ne rendons pas si facilement les armes, nous n’avons pas encore utilisé toutes nos cartouches. Il doit bien exister un moyen ou une manière d’agir qui finisse pour recueillir leurs suffrages. Et il nous reste aussi, disons… la pression amicale de nos amis.
Vous reprendrez bien encore un peu de thé mon cher ?
[Elle sonne une servante pour refaire du thé]
- La difficulté est de taille. J’ai longuement évoqué le problème avec notre ami Diderot que je vois régulièrement pour parler de l’avancement de L’Encyclopédie. Il m’a paru fort circonspect pour envisager une issue favorable. Il faudrait attendre des conditions plus favorables, quitte à tenter de les provoquer. On a eu beau retourner la question dans tous les sens, nulle alchimie, nul éclair subit n’est venu éclairer notre lanterne.
- N’y aurait-il pas une ouverture possible ? par exemple l’opportunité de demander à chacun d’eux d’écrire un article sur le même thème, alimenté par leur point de vue respectif. Ce n’est qu’une suggestion mais elle permettrait au moins de débloquer la situation.
- Je vous vois fort motivée pour mener à bien notre affaire et votre détermination me met vraiment du baume au cœur pour explorer cette voie.
- D’abord un constat : Toutes leurs querelles se sont focalisées en un ressentiment durable et profond qu’il sera malaisé de combattre. Et ce d’autant plus que leurs amis respectifs sont plutôt enclins à jeter de l’huile sur le feu.
- Malheureusement, vous avez bien raison. Il nous faudra user de nos atouts et de nos relation dans les salons où chacun se côtoie pour agir en coulisses, diffuser la bonne parole, neutraliser si possible les plus virulents et désarmer les coteries. Je vais m’y employer sans tarder. Agissez de même de votre côté sur vos amis et sur les Encyclopédistes que vous rencontrez fréquemment. Nous mettrons ainsi tout en œuvre pour agir partout où notre influence peut prévaloir.
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Acte VIII – Scène 4 – Rousseau, à propos de Moultou
Rousseau, bien que plus jeune, connaît des hauts et des bas.
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[Jean-Jacques]
- Ah, voilà, nous sommes tous les deux à Paris et Fernay autant que Genève me semblent si loin. Voltaire retournera bientôt là-bas sans doute, dans le pays de Gex, vers le Léman, il y est plus à sa place que moi maintenant. Il ya sa résidence où on vient le visiter de toute l’Europe à ce qu’on m’a dit. Pied de nez du destin. Pour le moment, il triomphe dans la capitale comme jamais et moi je me morfonds dans son petit appartement de la rue Plâtrière, perdu dans mes souvenirs, classant rêveusement mon herbier. Voilà où j’en suis.
Paul-Claude Moultou est passé me voir. Sa visite m’a mis un peu de baume au cœur et j’en ai profité pour lui confier certains de mes écrits, en particulier le manuscrit inédit de mes Confessions. Je suis ainsi rassuré : il est entre de bonnes mains.
Ah, très cher Moultou, que ne m’a-t-il pas défendu bec et ongles lors de la polémique et de la condamnation de l’Emile. Avec le professeur Jalabert et le colonel Charles Pictet, il agit sur le Conseil de Genève par tous les moyens à sa disposition afin de contrecarrer l’infâme arrêt qui condamnait mon ouvrage, même si finalement son action fut vaine.
Je ne lui en ai jamais voulu de son amitié avec Voltaire. Peut-être cela étonne-t-il mais j’en connais la raison et je la respecte : Ils ont plaidé tous les deux, le philosophe et le prédicateur protestant, la cause des protestants du midi de la France, victimes de persécutions. Et j’ai moi-même toujours défendu, avec mes modestes moyens, les opprimés, les marmiteux, les calamiteux, les damnés de la terre.
Avant de prendre congé, je lui demandais sans malice : « Où allez-vous donc, mon cher, finir votre matinée ? », « Chez Voltaire » me répondit-il laconiquement. Alors, je laissai passer quelques secondes pour lui dire, l’esprit songeur : « Que vous êtes heureux, vous allez passer d’agréables moments ! »
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Acte VIII – Scène 5 – Voltaire-D’Alembert – Triomphe et âge
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[1778 - Voltaire nage en plein triomphe mais ressent de plus en plus les effets de l’âge.]
[Voltaire] [D’Alembert]
- Ah, si mon corps ne me lâchait pas, je serais l’homme le plus heureux du monde. Un succès inouï ! (il porte une main à son front et lève les bras au ciel) On m’attend avec impatience, on m’accueille avec ferveur, on m’escorte, on m’ovationne avec une chaleur communicative. Oui, que la vie est belle en ces instants de liesse où je me sens le centre de toutes les attentions et tant aimé du peuple !
Malheureusement, depuis bientôt cinq ans, ma prostate me gâche mon plaisir. Mon Dieu, jeunesse insouciante où es-tu donc maintenant, perdue quelque part dans les limbes d’un paradis perdu. La dysurie, comme disent savamment mes médecins provoque de fréquents accès de fièvre, un gonflement des jambes.
- Mais, je vois D’Alembert qui vient me visiter. L’ami des amis, ça me fait chaud au cœur. C’est dans ces périodes difficiles, quand comme aujourd’hui le corps vous tourmente, qu’on mesure toute la puissance de l’amitié et le bien qu’elle peut nous faire. Sans doute largement autant que les médecins de Molière dont la science n’a guère progressé depuis un siècle.
- Ah mon ami, mon cher duc, venez me réchauffer de votre chaude et indéfectible amitié. Venez donc vous asseoir auprès de moi. Rien ne vaut la présence rassurante d’un ami même si je suis entouré des soins attentifs de Mme Denis qui prend grand soin de moi mais bien sûr, ce n’est pas la même chose.
- Je vous suis gré de votre sollicitude et j’ai comme l’impression que vous vous portez un peu mieux que l’autre jour et j’en suis fort aise. Peut-être une légère rémission, peut-être un meilleur moral qui vous laisse quelque répit. Je sais pour l’avoir moi-même vérifié que c’est après la traversée d’une épreuve qu’on se sent le mieux.
- j’enrage de cet état dont je suis perclus, j’enrage de ne pouvoir commander à un corps avec lequel j’ai engagé une guerre d’usure que je sais perdue d’avance.
- Je vous trouve bien mieux que lors de ma dernière visite où vous m’aviez alerté en me disant, mortifié : « Je vois la mort au bout de mon nez ». Jouer l’optimiste n’eut aucun effet sur votre moral et je repartis fort soucieux.
Mais laissons ce sujet qui fâche. Votre arrivée à Paris en février 1778, quel événement, quelle féérie ! Je vous revois encore dans un superbe équipage au milieu d’une foule innombrable.
- Pourtant, Je m’étais beaucoup fait tirer l’oreille. Me rendre à Paris pour la première de ma pièce Irène à l’Académie française, dans mon état physique ne m’enchantait guère. Mais je savais aussi tout le confort et l’amitié que je trouverais dans l’hôtel du marquis de Villette et de sa femme Reine-Philiberte, ma « Belle et bonne » comme j’aime à la surnommer, une éclatante demeure à l’angle de la rue de Beaune et du quai des Théatins, tout un étage mis à ma disposition.
- En tous cas, toujours je me souviendrais de votre triomphe parisien, que nul je pense ne connaîtra plus jamais. Le seul fait de vous apercevoir déclenchait un enthousiasme inextinguible, on aurait cru une émeute. Mais les parisiens ne manifestaient que sur votre passage, suivant votre carrosse tout au long du parcours. Surtout la réception à la Comédie-Française où ce fut du délire. Le public est venu pour vous, non pour voir la pièce. La représentation d’Irène est constamment interrompue par les clameurs du public.
- C’est vrai, ça m’a fait chaud au cœur d’être ainsi reconnu par ses semblables et par ses pairs. Rien ne pouvait me faire plus plaisir. C’est là une de mes faiblesses que le centre de l’attention et qu’on puisse chatouiller mon orgueil, flatte ma vanité.
- Ne vous défendez point. Quiconque en aurait sans aucun doute profité plus que vous. J’ai été ému –pardonnez-moi de vous l’avouer, peut-être autant que vous- quand à la fin de la pièce, votre buste fut placé au milieu de la scène et qu’on vous offrit une superbe couronne de laurier. Vraiment, quel moment exceptionnel !
- Ce qui m’émut plus particulièrement, ce fut à la sortie, la foule qui scandait d’une seule voix : « Vive le défenseur de Calas. »
- Je ne peux m’empêcher de me réjouir à la tête que durent faire tous vos détracteurs, tous vos ennemis, le parti des dévots, tous ceux qui luttent contre les philosophes et les encyclopédistes.
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Acte VIII – Scène 6 – Mort de Voltaire
Rousseau et le fantôme de Voltaire.
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Ah, je me sens vraiment bien à Ermenonville chez le marquis de Girardin ! Le brave homme qui m’aime tant est allé jusqu’à faire réaliser un parc semblable à celui de monsieur de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse et se pique d’élever ses enfants comme dans L’Émile.
Mais aujourd’hui 30 mai, je me sens atone, sans réactions : Voltaire vient de s’éteindre à Paris, loin de son cher Fernay. En quelques secondes, j’ai vu défiler dans ma tête des épisodes de nos tumultueuses relations que d’un geste j’essayais de chasser. Girardin, connaissant bien sûr nos différents, resta surpris que j’en fusse si affecté. En le fixant d’un œil vide, je susurrais : « Mon existence était attaché à la sienne. Il est mort, je ne tarderai pas à le suivre. »
Girardin eut beau tenter de me rassurer, quelque chose dans mon corps me disait mystérieusement que mes jours était comptés. Après tout, peut-être nous rencontrerons-nous enfin dans un autre monde peuplé d’hommes délivrés de leurs fantômes.
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<<< Ch. Broussas, IA Acte VIII • 21/11/2022 © • cjb • © >>>
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