12 – Le bistrot -- Gérard -- (98L+50L) -- maj 20/04/22)

Le bistrot était du genre miteux. Du genre vieille baraque "dans son jus" comme disent les touristes. Ce qui voulait dire qu’il était resté dans le même état depuis un bon demi siècle, que le taulier ne lui avait jamais consacré la moindre goutte de peinture ou la moindre truelle de plâtre. Le comptoir s’était patiné d’une couche de crasse qui avait gommé les motifs qu’on devinait encore ici ou là. Il avait dû avoir son âge d'or il y a bien longtemps quand les usines du quartier aujourd'hui disparues déversaient leurs flots d'ouvriers avides d'oublier leur journée de travail dans le bruit et la bière.

Le patron ronchonnait comme souvent derrière son comptoir, sa chasse gardée, contre les clients jamais contents, les nouvelles rarement bonnes, la pluie, la sécheresse… Sa femme, la belle Élise comme disaient les clients en se poussant du coude, régentait tout, sauf le pré carré du comptoir. Le Virgile, il ressemblait à son bar, tout d’un bloc, intemporel, tête burinée d'un homme qui avait bien vécu et moustache touffue qui lui barrait le visage.

« Qu’est-ce qu’elle peut bien lui trouver à ce vieux ronchon » se demandaient les clients en pensant à la belle et pimpante Élise fredonnant souvent les airs à la mode, confectionnant des sandwichs à la cuisine, essuyant les tables, plaisantant avec les habitués, toujours en mouvement.
Lui ne décollait guère de son bar, sauf ses séjours journaliers à la cave d’où il émergeait, le teint rubicond.

J’aimais bien que tout fût en bois, tables, chaises, garnitures, au lieu du formica qui fleurissait maintenant dans beaucoup de bistrots. Les montants de la plupart des chaises plus ou moins bancales avaient été renforcés par des ferrures et les plateaux des tables aux veines apparentes tellement ils avaient été récurés. Au fond, des jeunes jouaient au palet, parties animées, ponctuées de cris de joie ou de dépit, d’applaudissements. Élise virevoltait autour de la table, trop heureuse de l’ambiance qui y régnait, ne boudant pas son plaisir.

À peine entrai-je que le patron me regarda d’un œil torve, un type de passage devait-il se dire, qui voulait quoi au juste ? On n’entrait pas par hasard dans ce troquet perdu dans l’une des ruelles qui sillonnent l’arrière de la grande place.
Ici, les étrangers, les gueules pas connues étaient toujours suspects, pas vraiment bienvenus. Un quarteron de beloteurs et n vieux qui sirotait son verre de rouge en regardant machinalement dans la rue, se retournèrent quand la porte grinça en se refermant.

- Je vous sers quoi ?
Il me toisa d’un air soupçonneux, tout en essuyant son zinc d’un geste machinal. Un nouveau dans son bar, c’était a priori source de problèmes. Il tapa nerveusement de la main sur son zinc et les jeunes se calmèrent un peu.
- Une bière.
- Quoi comme bière ? Corona, pression…
- Je m’en fous.
Et je partis taquiner la babasse en jetant un œil dans les coins. Vu le nombre de clients, l’investigation fut rapide. Je fis durer le temps en enchaînant quelques parties sans y porter grande attention quand mon type pointa son nez à la porte. Officiellement, on ne se connaissait pas. On avait bossé ensemble un temps il y a longtemps, prescription, on était tout jeunes alors, paumés, on jouait les arpètes ici ou là, sans conviction, en pensant à autre chose ou plutôt à rien. Depuis, nos chemins avaient divergé, moi je bossais maintenant pour Modus et lui pour le groupe rival qui déplaisait à mon boss.

Si je pouvais glaner des infos, c’étaient bien en passant par lui. Oh, pas le scoop du siècle bien entendu mais assez de billes sur la biographie du Maure pour contenter mon boss. Et peut-être un peu plus si affinités. J’avais reçu une petite avance pour au besoin pouvoir arroser ou graisser quelques pattes. Modus savait vivre. Il savait surtout qu’on n’attrape pas de mouches avec du vinaigre.

Le Gérard n’avait pas changé. Un grand maigre à l’air maladif, l’œil pleureur, le teint livide, la mine maussade. Il n’allait d’ailleurs pas faire de vieux os. Mon problème était l’aborder sans éveiller l’attention, sans témoin. Inutile d’étaler devant le monde qu’on se connaissait, inutile de le compromettre et de le griller auprès du Maure. On ne sait jamais, il pourrait encore servir.

On était restés en bons termes tous les deux, éclusant une bière de temps en temps quand on se revoyait par hasard. Rarement, de loin en loin même si on hantait le même quartier, on devait forcément se croiser ici ou là. Si on n’était pas seuls, un coup d’œil discret pour se saluer, pas plus, on ne s’était pas reconnus, histoire d'éviter les embrouilles ou les questions indiscrètes. Y’a toujours des types à l’affût de tout, « ah, vous vous connaissez, je ne savais pas ». Histoire aussi de nous tirer les vers du nez.
D’abord, on n’aime pas les fouineurs. Méfiance. Pas besoin de parler, de se concerter, seulement l'instinct.

Les relations, surtout ici, c’est ambigu, compliqué, difficile à expliquer. Il faut être du sérail pour éviter les embûches, savoir ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il faut dire ou ne pas dire. Les mots pèsent, laissent des traces et des cicatrices. Parfois, ils peuvent même tuer. À coups de lattes, on apprend vite. Et on n’oublie pas. Parler à tort et à travers est dangereux et je connais plus d’une grande gueule qui en a payé le prix.

Mais normalement avec Gérard, pas d’embrouilles, pas de vieilles querelles qui hypothèquent les relations, rancœurs ou contentieux non, on n’était pas assez importants pour susciter des inimitiés tenaces. On discutait pour dire quelque chose, sans arrière-pensées, en éviter tout sujet qui pourrait fâcher, toute référence à l’actualité. Rien de tout ça, simplement pour combler les interstices du temps et prendre un peu de plaisir.

Les choses auraient pu en rester là mais impossible de concilier l’amitié et la concurrence. Et qu’on le veuille ou non, on appartenait à des groupes concurrents… qui avec l’arrivée du Maure et son ambition, risquaient de se frotter encore plus qu’auparavant.

Officiellement, on s’est connu il y a longtemps… ça peut éviter de nier l’évidence. Je laisse passer quelques minutes, quittant furtivement le bistrot pour planquer. Il ressort dix minutes plus tard, rejoint par un type que je connais bien. Je les file, histoire de savoir où je pourrais reprendre contact, ni vu ni connu avec le Gérard.

Il habite toujours dans la cité, appartement HLM dans une barre qui s’étire tout autour d’un centre commercial où beaucoup de boutiques sont fermées. Depuis le temps qu’ils parlent de le rénover, il va bien s’écrouler avant. Je croise des guetteurs qui me jettent un œil inquisiteur, genre « il n’est pas du quartier celui-là, on n’la jamais vu ici, qu’est-ce qu’il vient faire chez nous ». Sans demander mon reste, je file dare-dare vers la gare routière où je pourrai prendre un bus, non sans avoir fait quelques photos du gars qui accompagne Gérard.

Même si le cadrage laisse à désirer, je suis sûr que Modus sera intéressé par mon art de la photographie.

Portrait-témoignage du narrateur (suite) maj 05/05/22 – 50L -

Les colonies, comme dirait Dan Fawzi, je connais. J’en ai même un beau kaléidoscope, des portraits de petits blancs vautrés dans leur veulerie et leur racisme quotidien, de militaires rassis dans leurs défaites, de civils se conduisant comme des maîtres du XVIIème siècle dans notre beau pays de France.

J’ai sillonné une partie de l’Afrique noire où l’africain n’existait pas, devenu un type corvéable à merci, acculturé, nié, réduit à des pays artificiels, produits des luttes coloniales entre les Empires, chacun arrachant sa part du gâteau. Les esclaves européens qui s’étaient libérés du joug des seigneurs avaient reproduit ce schéma sur d’autres populations où sévissait la relation maître-esclave.

Pas besoin d’être sociologue pour en arriver à une telle conclusion. Il me suffisait de constater. La mission civilisatrice de la France (ou d’autres pays colonialistes) m’a toujours doucement fait sourire. Je me demande comment on peut gober ce genre de discours.

Avec mon appareil photo en bandoulière, j’ai retrouvé partout le même modèle, au Sénégal, au Soudan devenu le Mali, au sahel du Niger à la Haute-Volta devenue le Burkina Faso, plus au sud dans ce qu’on appelait alors l’Oubangui-Chari. Partout, on pillait les ressources de ces pays en mettant leur population en esclavage.

Il était évident que ce modèle du XIXème siècle était à bout de souffle, condamné par le raz-de-marée de la guerre et l’abaissement des pays occidentaux. Avec des dirigeants issus souvent de milieux réactionnaires, aveugles aux aspirations nationalistes.

J’avais beau prendre des photos saisies sur le vif, des visages d’enfants hâves et décharnés, des bidonvilles immondes, des blancs raidis dans leurs certitudes, persuadés de leur supériorité, j’avais l’impression de prêcher dans le désert et de me heurter à un mur d’incompréhension. J’avais l’impression d’être (toute proportion gardée) le jeune Albert Camus dénonçant dans ses articles la Misère en Kabylie.

Pourtant, je crois à la force de la photo qu’on reçoit comme une gifle, qui vous prend aux tripes sans prévenir. Elle est et s’impose immédiatement, sans média comme la parole ou l’écriture. Mais elle passe aussi plus vite, s’empare simplement de l’émotion, s’inscrit sur la rétine pour disparaître presque instantanément. Mais elle est là, elle reste avec une force considérable, même longtemps après.

De mes reportages, souvent réalisés dans des conditions difficiles, je revenais las et vidé, filant dans mon Limousin natal, replongeant avec volupté dans un univers apaisant, aux vertus séculaires, aux antipodes de ce que j’avais vécu dans ces pays lointains. J’en arrivais à douter d’une réalité que j’avais partagée le temps d’un reportage et qui me paraissait ensuite comme quelque chose d’irréel, un mauvais rêve. C’était comme un besoin de me désintoxiquer d’une situation qui, de toute façon, m’échappait.

Si ce décalage m’a incité à m’engager à aider ces gens, c’est aussi les retrouvailles avec Jean-Michel Pyron qui m’ont décidé. On s’était rencontrés quelques années auparavant et comme on naviguait dans les mêmes milieux, on se retrouvait de temps en temps. Il rentrait alors d’Amérique du sud, à la fois enthousiaste et mystérieux, en disant trop ou pas assez.
C’est ainsi qu’il m’a recruté.

Je crois profondément que cette opportunité m’a permis d’unifier les forces antagonistes qui agissaient en moi, m’obligeant à choisir entre baisser les bras en me retirant dans ma thébaïde ou me lancer dans la bataille. Et je dois dire qu’en l’occurrence la vie m’a fait un beau cadeau.

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<<< Christian Broussas, Le bistrot 20/04/2022 • 98 © • cjb • © >>>
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12 – Le bistrot

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