13- Entrevue Modus - Le Maure – maj 24/04/22 - (147L+95L) -

Modus en cassa son crayon. L’entrevue avec Le Maure s’était mal passée. Ou plus exactement, rien n’avait été arrêté. Aucune décision. Le reste, le courant qui ne passait pas, les mots convenus, tout ça ne comptait pas. Il n'en était plus comme ce jeunet de Le Maure à cultiver le ressentiment.

Aucun feeling avec ce type. Il voulait tout celui-là, le beurre et l’argent du beurre comme on dit. Il ne respectait rien, surtout pas les accords passés qui paraît-il, n’intégraient pas toutes les activités, que certaines avaient évolué…

- Tu comprends, lui avait dit Le Maure, ces accords n’ont jamais été révisés. Avec le Gros Louis, vous pouviez faire vos petites mises à jour entre vous, maintenant ce n’est plus possible. Les temps ont changé. « Les temps ou plutôt les hommes », avait-il été tenté de lui rétorquer. Mais à quoi bon, son but était de clarifier les choses, pas d’envenimer les relations. Raté.

Ils avaient ergoté comme ça pendant une heure, personne ne voulant aborder les problèmes de fond. L’un attendait, l’autre campait sur ses positions. Le Maure discourait sur les aléas des temps actuels et son fameux « gagnant-gagnant » qu’il jetait à tout propos dans la discussion. Entre « les temps ont changé » et la nécessité de « gagnant-gagnant », Modus en avait assez de ces idées toutes faites qui ne mènent à rien.

- J’entends bien, dit-il au Maure avec son entregent, mais on ne peut pas se monter sur les pieds et intervenir sur les mêmes groupes qui ne savent plus à quoi s’en tenir ou qui profitent de la situation. Ce qu’on ne peut d’ailleurs leur reprocher.

Mais Le Maure repartait sur ses dadas, « seule une concurrence positive permet de dynamiser l’action, sinon on s’étiole, on s’ankylose. » Il refusait d’admettre que les autres ont aussi des objectifs et des contraintes, et qu’il faut en tenir compte.

Un type imbu de sa personne, acharné à avoir toujours raison. Les autres peuvent toujours causer, pensait Le Maure, ils sont focalisés sur la gestion quotidienne et n’ont aucune vision à long terme, aucune stratégie
Voilà où on en était.

Modus n'était donc pas à prendre avec des pincettes, ruminant sa déception. Supputant aussi les ennuis qui ne manqueraient pas. « Et l’autre (il parlait de moi) qui n’avance pas, qui nous balance des infos au compte-gouttes, sans grand intérêt et pas vraiment fiables… » Bon, « Passe, passe orage, disait mon père, tout passe et plie le roseau ». Le roseau avait l'échine solide... et fort souple.

Chacun en prenait d’ailleurs pour son grade. Il disait à qui voulait l’entendre : « Ah vraiment, je suis vraiment mal entouré ! » Puis de nouveau, il s’en prenait au Maure : « Ce type, une vraie anguille. Dangereux. Avec lui, c’est la douche froide, un coup la manière douce, les sourires, on discute, on s’embrouille, on négocie… enfin on essaie, un coup le diktat, cassant, exclusif, léonin. Avec lui, c’est ça, pas moyen de savoir où on va. »

Il devait aussi enrager de voir son ego chahuté par ce blanc-bec qui ne le respectait même pas. Il se méfiait des dents longues du jeunet. Il aurait dû se méfier davantage.

Il était ainsi Modus. De la vieille école. Son truc consistait à trouver des solutions pour fixer des zones d’influence. Négociation, négociation, mais pour ça il faut peser d’un certain poids.

Après un jour ou deux d’interrogations où il partait dans de grandes randonnées pour réfléchir, "se laver l’esprit", il décida une réunion de crise pour nous impliquer dans sa gestion de crise.

Les mains bien à plat sur la table, le regard sévère, l’air grave, il parla sans ambages.

- Vous savez que j’ai des choses importantes à vous dire et je tiens à vous mettre d’emblée à l’aise : pas question entre nous de guerre des nerfs ou de guerre de l’info. Les infos seront mises sur la table. Personne ne se sentira mis à l’écart.
Bon, on prend acte.

- D’abord, contrairement à ce que j’ai pu entendre ici ou là, les choses ne vont pas si mal mais on doit penser à l’avenir et poser des principes d’évolution. Dans cette logique, j’ai une obsession : trouver la faille de l’adversaire.

Personne ne mouftait.
- Sur la teneur de notre entretien, j’irai droit au but : sur la forme, les échanges se sont bien déroulés même si parfois ils ont été tendus, sur le fond, nous n’avons pas avancé d’un iota et chacun est resté sur ses positions.

Jean-Michel voulut absolument mettre son grain de sel.
- J’avais pourtant eu des échos… disons plus optimistes basés sur l’application du principe du « gagnant-gagnant » et sur l’idée qu’il fallait pérenniser nos relations.

Manifestement, cette intervention intempestive qui visait De Laine énervait le boss qui savait très bien que De Laine avait tenté de minimiser l’échec de la réunion.
- Je voudrais qu’on avance et qu’on laisse de côté tout ce qui pourrait entraver notre réflexion. Il s’agissait d’un affrontement, ne l’oubliez pas, un premier contact nécessairement fructueux puisque, maintenant que je le connais mieux, je ne referai pas les mêmes erreurs. J’éviterai de lui faire remarquer qu’il a tendance à toujours avoir raison ou de faire référence à sa jeunesse. Si on doit se revoir, ce que j’espère, on frottera moins nos ego ce qui nous rendra plus disponibles.
Enfin j’anticipe, on n’en est pas là.

Jean-Michel décidément en forme, reprit l’initiative.

- Avant d’aller plus loin, j’aurais deux questions préalables à poser : est-ce une simple réunion d’information et qu’attends-tu de nous ?

- Si tu le permets, j’aimerais revenir sur notre entrevue. J’ai bien essayé de le titiller pour étudier son comportement, un peu comme au poker pour déceler des réactions, aussi infimes que révélatrices, que tout être ne peut réprimer, mais là, rien de précis. Et Dieu sait si j’ai l’habitude, si j’ai l’œil pour analyser ces signes. Ce type est un animal à sang froid, imperméable aux autres. Ce qui ne va pas nous faciliter la tâche.

De Laine se crut obligé d’intervenir.
- Il joue avec vos nerfs ce type. Si vous voulez, je peux m'en occuper.
- Non, surtout pas, pas d’excès de zèle ni d’initiative intempestive qui pourrait être contre productive.
- D’après ce que j’ai entendu, on n’a pas trop de solutions.
- Nous avons d’autres cartes à jouer avant d’en arriver là.
- Par exemple…
- Par exemple, savoir à qui on a à faire, si Le Maure fait vraiment l’unanimité dans son camp… On manque cruellement d’informations… et je m’en occupe.
- On pourrait balancer quelques bulles pour voir…
- Je sais, je sais, mais c’est à double tranchant. Eux aussi peuvent jouer l’intox s’ils se sentent agressés. Alors, nous verrons. En tout cas, en dernier recours. Souvenez-vous : la mobilisation n’est pas la guerre.
- C’est en tout cas un pas de géant vers la guerre.
- Nous avons assez d’ennemis comme ça, des gens qui voudraient bien qu’on soit davantage sous surveillance pour nous paralyser. On gêne pas mal de monde, il ne faut pas l’oublier.

Curieux échange. Observateurs, public qui regarde les échanges entre deux tennismen. Peut-être une conversation qu’ils continuaient devant nous, deux conceptions sur la méthode à utiliser. Modus, tout en finesse, usant son interlocuteur à force de discussions et de finasseries. De Laine montrant se muscles, faisant donner l’artillerie.

Finalement, De Laine et Le Maure se ressemblaient, prêts à sacrifier un équilibre, même instable et difficile à négocier, au respect des objectifs. Tant pis pour les dégâts. Même si je ne connaissais pas encore Le Maure, maintenant ça me semblait évident. De Laine et Le Maure étaient du même bois dont on ne fait pas les flûtes. Mes yeux se décillaient et je fus soulagé que notre sort ne fût pas lié à des discussions entre eux.

Il me fallait intervenir pour recentrer la discussion.

- Tu as parlé d’erreurs à ne pas refaire. Peux-tu préciser ?
- Sur la forme, je vous ai déjà au moins en partie répondu. L’idée générale est de ne pas le reprendre sur ses marottes ou ses tics de langage. Sur le fond, chercher une faille dans sa stratégie. Contrairement à ce qu’il croit, il n’a pas forcément, dans tous les domaines, les moyens de ses ambitions.

Ce fut au tour de Jean-Michel de me relayer.

- On n’a pas encore abordé le second point : qu’attends-tu de nous ?
- Pour résumer mon sentiment, je dirais d’abord sur le contenu, avoir votre avis sur la façon de réorienter nos activités en fonction de la situation, c’est un domaine que vous connaissez mieux que moi. Dans le quotidien, il vaut mieux rester sur vos gardes, éviter toute confidence qui pourrait avoir de graves conséquences sur nos activités, vous méfier de toute tentative d’approche qui pourrait paraître suspecte.

Pas de doute, les murs pouvaient très bien avoir des oreilles.

Portrait-Témoignage de Jean-Michel Pyron –95 lignes –

J’aime le mouvement, quand ça bouge et donne des frissons. Pas sportif, non, pour passer mon temps à courir, sauter, lancer, ou me battre contre moi-même, contre les autres, je préfère justement lutter avec les autres.
Depuis mai 68, je naviguais dans l’ultra gauche, nébuleuse bien pratique, vite interloqué par le dirigisme des leaders, leur autoritarisme alors que je m’attendais plutôt au contraire. Je ne me sentais pas à ma place avec eux, « fais ci, fais ça, si ça ne te plaît pas, dégage. » Attitude qui me rappelait les épurations rituelles des surréalistes, la manie des purges d’un André Breton, la folie idéologique des staliniens.
Je me suis barré vite fait.

Quelques mois après, je fus approché par Gérard Garou, un gars croiséà la Gauche prolétarienne, un gars plutôt sympa qui m’avait paru avoir les pieds sur terre, contrairement à beaucoup d’autres. On va boire un coup, on évoque le passé, son parcours, pourquoi j’ai plié bagage, pourquoi lui aussi s’est éloigné du mouvement.
Quelques jours passent et il me contacte à nouveau pour me faire une curieuse proposition. Il cherche un volontaire pour aller récupérer un militant en danger de mort dans un pays d’Amérique latine.

Je tombe de ma chaise et lui ris au nez : ou il plaisante ou il fantasme (et moi qui croyais qu’il était différent) Pour toute réponse, il m’a proposé de rencontrer son responsable. « Pourquoi pas » je lui réponds. Je n’avais rien à perdre et j’étais intrigué, curieux de voir ce "Grand chef" bien mystérieux. Je n’ai pas été déçu.

Il arriva pile à l’heure, l’air pas du tout comme je l’imaginais, sérieux et un peu effacé, très chaleureux quand il s’animait, quand il parlait de ses activités. Il a commencé par me mettre en garde contre l’amateurisme de certains qui se prennent pour des justiciers ou vivent sur une autre planète. Il avait une dent contre les écervelés qui brûlaient de faire des conneries. Au moins, avec lui c’était carré, sans bavures. On ne discutait pas des heures à refaire un monde qui se refera bien sans nous.

Je jouai cartes sur table, pour voir. « Vous connaissez mon passé je suppose. ET ça ne vous dérange pas ? » Derrière de fortes lunettes, il me fixa d’un regard perçant, rien dans son visage pour trahir son état d’esprit, laissant tomber : « Je vous laisse quelques jours de réflexion. » Si vous êtes toujours volontaire, on avisera. »

Effectivement, quelques jours après, Gérard Garou, le gars de la Gauche prolétarienne qu’on appelait Géga, me recontacte pour me confier une mission dont je m’acquitte sans problème. En fait, il m’avoua ensuite que la mission était bidon, juste pour me tester. Et qu’on pouvait passer aux choses sérieuses. Classique, la confiance ne naît pas spontanément, il faut se tester, se jauger, se frotter aussi pour pouvoir s’ajuster. Géga et quelques autres m’ont formé aux techniques de base : savoir planquer, passer inaperçu même en milieu hostile, cacher des documents ou des objets compromettants, se fondre dans la masse…

Après, direction l’Amérique latine. Là, ce fut une autre musique. Une autre planète, surtout quand on ne s’y est pas préparé. Engros, on pourrait dire que la France est un pays pacifié, ce qui n’est pas forcément le cas de l’autre côté de l’Atlantique.

De Rio de Janeiro, je n’ai d’abord vu qu’une partie des beaux quartiers le long de la plage qui s’étend à perte de vue… et encore. Mais ça m’a suffi. Sitôt arrivé, je prends rendez-vous avec mon contact qui me rejoint sur la terrasse d’un bistrot du centre ville.C’est un grand mince bien sapé qui ne prend même pas la peine de s’asseoir et me glisse un papier avec une adresse : « Prenez un taxi pour y aller. »
Va falloir que je m’habitue à ces mœurs.

Le taxi me dépose sur un rond-point devant une grande bâtisse. J’attends une minute ou deux. Arrive une camionnette que je remarque à peine avant qu’elle stoppe brusquement à côté de moi et qu’il en sorte deux costauds qui me saisissent par les épaules et me jettent à l’arrière.
Bienvenue à Rio. Je n’en menais pas large, bâillonné dans la pénombre. Mais j’apprends vite qu’Angelo mon contact a organisé ce stratagème pour éviter toute filature.

Bon, moi qui aime l’action, je suis servi. Mais quand même, j’aurais préféré un accueil moins musclé. Je saisirai mieux plus tard l’importance des telles méthodes. Pour le moment, on m’accueille avec de grandes tapes dans le dos et une espèce d’alcool qui me fouaille des boyaux. On me présente cinq jeunes, des petits nerveux qui me regardent d’un œil bienveillant et me font visiter les locaux. Je dois les former aux techniques nécessaires pour agir en milieu hostile. Et ici, le milieu hostile, il est un peu partout.

Je fais ce que je peux, limité par la langue, je parle Français, eux Portugais, Angelo traduisant comme il peut. Et je n’avais pas l’année scolaire pour les briffer. Finalement, j’ai pris l’option de privilégier la pratique : je pose le problème, ils se débrouillent pour trouver une solution simple et transmissible, on teste et on fait le point. Et on recommence jusqu’à ce que ça fonctionne.
En une dizaine de jours, ces petits futés super motivés en savaient presque autant que moi.

J’étais plutôt satisfait… et soulagé de cette première mission, mais ce n’était qu’une première étape. Direction la Bolivie pour établir une liaison entre le mouvement bolivien et sa filière européenne chargée de collecter le nerf de la guerre. Je devais transmettre à un responsable des documents importants paraît-il, dont je ne connaissais pas teneur et ne voulais d’ailleurs pas la connaître, dont on m’avait seulement donné l’adresse. La Paz, c’est encore un autre univers. À côté, Rio c’est tranquille. De l’Europe, La misère on se l’imagine, au mieux on voit quelques images, moi je l’ai vue de près, la vraie, celle qui pue, qui vous retourne le cœur et vous donne envie de détaler le plus loin possible. À l’ambassade, on m’a déconseillé toute démarche, avec mise en garde d’un ton désabusé : « Ici la vie ne vaut rien. »

Le lendemain, mauvaise nouvelle : contact grillé, en cavale. Bon, j’avais une nouvelle adresse, à Miraflores, une belle demeure dans un beau quartier. J’y suis allé fureter deux fois sans oser m’approcher. La villa était peut être sous surveillance, piège pour d’éventuels visiteurs. La seconde fois, une femme en est sortie. Je l’ai suivie et je l’ai draguée avec assez d’insistance pour qu’elle sache à quoi s’en tenir. Le lendemain, même manège. Échanges de regards, tour du quartier pour vérifier, je laisse les documents pliés dans un journal. Nouvel échanges de regards. Elle avait compris. Je me suis ensuite perdu dans un centre commercial, guettant des suiveurs éventuels. Voilà, je n’ai jamais rien su de la suite. Éprouvant et frustrant.

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<<< Ch. Broussas • Modus-Le Maure .. © CJB ° 23/03/2022 • >>>
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13- La confrontation - Modus-Le Maure

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