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Les Chevessand
20 novembre 2022

1- L'impossible amitié Actes I et II

L'impossible amitié Actes I et II

    Suzanne Necker     

Acte I scène 1 Mme Necker (25L) + scène 2 Necker/D’Alembert/Diderot (36L) + scène 3 D’Alembert/Diderot (67L)
Acte II scène unique Jean-Jacques (44L) J’herborise

Les personnages : Suzanne Necker (1737-1794), Denis Diderot (1813-1884), D’Alembert (1817-1883)

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Acte I – Scène 1 -  Mme Necker -
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[Les invités sont partis - Mme Necker est seule en scène]

Ah vraiment, quelle agréable journée passée avec tous mes amis réunis en mon château de Coppet, situé à quelques encablures de Genève. Jacques Necker, mon mari, conseiller à la Cour, avait retardé son départ pour Paris pour les accueillir et leur faire les honneurs de notre domaine. Il y avait là la fine fleur de nos penseurs et artistes. Au premier rang, ceux qu’on nomme les Encyclopédistes, mon fidèle d’Alembert, mon fantasque Diderot et son humour si particulier, les piliers du mouvement qui se sont tant investis dans cette folle aventure consistant à condenser le savoir humain en quelques dizaines de volumes.

Quelle entreprise téméraire, n’est-ce pas ! Travail si considérable qu’il défie mon entendement et d’une telle importance pour l’humanité. Il faut souligner qu’ils sont aussi aidés dans cette fabuleuse entreprise par d’autres fidèles comme  l’abbé Raynal, les frères Grimm, le marquis de Saint-Lambert et l’irremplaçable Louis de Jaucourt, véritable puits de science, ascète à qui nous devons tant.

Et bien sûr, même si son temps est compté, mon très cher ami Voltaire, accompagné pour une fois de sa compagne, la belle Émilie du Châtelet. Comme d’habitude, il a été éblouissant, virevoltant avec maestria dans toutes les conversations avec un savoir-faire qui n’appartient qu’à lui. Mon mari s’amuse de mon admiration pour cet homme, me mettant quand même en garde contre certains débordements qui pourraient bien lui valoir quelques déboires  et même le courroux du monarque.

Heureusement qu’il était là ainsi que quelques autres beaux esprits car, à table, j’étais placée près de d’Alembert et de Mme du Châtelet. Ces deux érudits, contents de se revoir sans doute,  n’eurent de cesse de parler mathématiques, figurez-vous, dans un langage dont je n’entendis goutte. Il est vrai qu’ils comptent m’a-t-on dit, parmi les meilleurs spécialistes dans ce domaine.
En fait, nous avons beaucoup plaisanté, beaucoup glosé sur l’actualité et aussi beaucoup ironisé [coquine] sur les petits potins de la Cour et les travers de certains de ses représentants.

Les questions, disons plus délicates qui nous préoccupent ce soir, je voulais justement en discuter plus avant et c’est pourquoi j’ai mandé mes deux amis Diderot et d’Alembert de me rejoindre pour échanger nos points de vue.

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Acte I – Scène 2 -  Mme Necker, Diderot et d’Alembert 
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[Mme Necker]
- Venez, venez mes amis. Je profite de votre présence pour vous avoir rien que pour moi… et parler d’un sujet essentiel, notre gros bébé l’Encyclopédie.
[D’Alembert]
-  Je dois constater que l’accouchement du bébé s’avère difficile et que nos adversaires n’ont de cesse de contrecarrer nos projets et d’entraver leur réalisation.
[Diderot]
- Que voulez-vous, comme toue innovation, la nôtre bouscule les esprits les plus étriqués qui la combattent avec l’énergie du désespoir. Eh oui, les forces réactionnaires de notre beau siècle des Lumières se sont liguées contre nous pour nous empêcher d’agir.
La balle est dans notre camp.

[Mme Necker]
- Cela nous place dans une situation impossible et contrarie forcément l’avancée du projet. C’est très fâcheux.
[Diderot]
- Cela nous rend plus fort, plus solidaires. Il faut s’en réjouir parce que ça clarifie le paysage politique en obligeant les indécis à choisir. Moi, ça me plaît ce défi, n’est-ce pas Jean, même si actuellement il est difficile à vivre. 
[D’Alembert]
- Combattre les figures dominantes de la Cour, c’est évident mais en évitant de viser Louis XV et par là même de nous mettre en danger. Le roi se trouve placé dans une situation très inconfortable et son caractère ombrageux n’arrange rien.

[Diderot]
- Pour moi, il n’est pas question de lui trouver des circonstances atténuantes. Ce n’est d’ailleurs pas lui le problème, il est trop faible pour en être vraiment un, mais le parti dévot qui étend ses tentacules dans toutes les sphères du pouvoir. 
[Mme Necker]- Mon mari qui est toujours bien renseigné, pense que vous êtes dans le collimateur des gens de cour et que le roi lui-même est fort irrité des remous provoqués par une poignée de saltimbanques agités.

Vous savez qu’il est très sourcilleux sur ce genre de sujet.

[Diderot]
- Ainsi, on frôlerait quasiment le crime de lèse majesté !
[D’Alembert]
- L’heure n’est pas à la frivolité, Denis. Il nous faut combattre sur deux fronts : avoir des collaborateurs compétents qui écrivent des articles de qualité et ferrailler contre ceux qui ne pensent qu’à saboter notre œuvre.

[Mme Necker]
- Reste le problème que nous pose Jean-Jacques. Nous apprécions tous sa contribution à l’Encyclopédie, en particulier ses articles sur la musique, discipline où il excelle, mais il est imprévisible et s’acoquine parfois avec nos ennemis.
[D’Alembert]
Jean-Jacques est un garçon fantasque que j’ai grand mal à cerner. Il agit parfois en dépit du bon sens et semble prendre un malin plaisir à se brouiller avec ses amis. Vous verrez qu’un jour il se retrouvera seul, abandonné de tous. 

[Mme Necker]
Oui, il me paraît bien trop dominé par ses humeurs, sous l’influence de ses sentiments.[Diderot]
Nous avons tous nos faiblesses. Attention quand même par nos agissements à ne pas le pousser malgré lui dans le camp de nos ennemis. On n’aurait plus qu’à s’en repentir.

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Acte I – Scène 3 - Diderot et d’Alembert 
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[D’Alembert] - Quel tracas cette noise entre nos deux confrères. Comme si nous avions besoin d’une nouvelle source d’arias. Nous avons assez de soucis en ce moment avec nos ennemis qui font flèche de tout bois pour nous nuire.
[Diderot levant les bras en signe d’impuissance] - Que voulez-vous, ils sont si différents, le jour et la nuit dirait notre bonne amie Mme Necker. On dit aussi parfois que les contraires se rejoignent ; en l’occurrence, il n’y a rien de plus faux. Ne soupirons pas devant cette situation qu’on voudrait pouvoir résoudre simplement, sans doute par excès d’angélisme.

[D’Alembert] – Quand même, quel tempérament chez Voltaire ! Quel volcan quand il s’y met et quel caractère emporté, ombrageux, toujours à essayer d’avoir raison. Ah, sa raison n’est certes point celle d’un Robespierre !
[Diderot] - Jean-Jacques lui, n’est pas vraiment tenaillé par la bougeotte, il préfère s’égayer dans sa chère nature ou passer une grande partie de ses journées à recopier des partitions.

[D’Alembert] – Que voulez-vous, il refuse tout compromis avec l’argent et est bien obligé de gagner sa vie comme il peut.  Il ne pourra certes jamais s’appuyer sur la fortune d’un Voltaire.
[Diderot] - Oh, il le lui a assez reproché, le traitant dans ses moments de hargne, d’usurier et d’agioteur, ce qui me semble quelque peu exagéré.

[D’Alembert] - Il faut dire que notre bon Voltaire prête le flanc à la critique en se vantant de sa malignité en affaires, en rajoutant volontiers pour se faire valoir. Et le mettre en garde sur les méfaits de son orgueil ne sert à rien. À part peut-être son Émilie, il n’écoute personne. 
[Diderot] - Oh, je ne sais s’ils sont jaloux l’un de l’autre ou s’ils veulent préserver leur altérité, mais ils ne se ménagent guère.

[D’Alembert] – Ceci dit, quelles que soient les conséquences de cette interminable querelle, ne perdons pas de vue que nous devons en priorité préserver l’Encyclopédie et répondre aux attaques que nous subissons, attaques qui ont tendance à redoubler me semble-t-il.
[Diderot] – Et qui visiblement t’inquiètent… et qui m’inquiètent aussi, dans la mesure où toutes ces insinuations, tous ces libelles ressemblent fort à une attaque concertée et nous mettent sur la sellette par rapport au pouvoir royal.

[D’Alembert] - Voilà bien le problème : notre position n’a jamais été aussi précaire qu’aujourd’hui et pourrait mettre en péril l’avenir de notre chère Encyclopédie.
[Diderot] – Pour moi, l’urgent est de faire taire le persiflage de nos ennemis, de les museler, et pour cela les déconsidérer aux yeux du public. Ils ne cessent de gloser sur nos faits et gestes, crachant leur venin sur nos relations intimes, qu’elles soient réelles ou supposées d’ailleurs.

[D’Alembert, soupirant] -Tout ceci fait  les délices de la cour qui nous considère volontiers comme des trublions à surveiller.
[Diderot] – Ces gens ont la manie du soupçon et pour moi, ils sont trop bornés pour qu’on puisse se comprendre. Vous savez combien à travers mes écrits, j’ai été la cible d’une chasse aux sorcières, combien j’ai été traîné dans la boue pour quelques textes jugés subversifs.

[D’Alembert] - Oh, certes, je me souviens fort bien des vagues soulevées par la publication de récits comme La religieuse !
[Diderot] – Vous aussi vous en savez quelque chose. Prêts à se servir des moyens les plus vils, vous traitant volontiers de bâtard, glosant sur vos relations avec Julie de Lespinasse.

[D’Alembert] – Si fait, si fait ! Que de placards n’ai-je pas lu sur mes origines, sur ma naissance et mes liens avec ma chère Julie !
[Diderot] - Ah, mon cher, ils ne nous pardonnent rien.  Au contraire, ils se servent de la moindre faille, inventant même parfois, pour nous accabler.

[D’Alembert] - Je caresse l’idée, non d’une réconciliation entre Voltaire et Jean-Jacques, on peut toujours rêver, mais disons d’une cessation des hostilités : plus de chicanes publiques, plus de phrases assassines…
[Diderot]- Du côté de Voltaire, la partie est jouable, il a une idée à la minute et d’autres chats à fouetter, mais pour amadouer Jean-Jacques, il nous faudrait un stratagème… pardon une stratégie inattaquable.

[D’Alembert] - Jean-Jacques  n’a-t-il pas écrit à votre propos : « Je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits. » N’est-il pas plus bel exemple d’amitié malgré tous les aléas de la vie qui ont pu vous séparer.
[Diderot] - Plus on répondra aux attaques avec pugnacité et plus on se fera respecter. Et la plume assassine de Voltaire me paraît indispensable.

[D’Alembert] -Je vous suis pleinement. Il nous faut absolument le concours de notre ami Voltaire pour clouer le bec à tous ces faquins bilieux. Lui seul a la plume assez acérée pour pourfendre nos ennemis et mettre les rieurs de son côté.
[Diderot, tout sourire] - Et par là même, de notre côté.

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Acte II – Scène unique -  Jean-Jacques Rousseau -
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[ Jean-Jacques est vêtu d’un chapeau de paille, d’un grand tablier et de bottines. Il s’occupe des pots de fleurs disposés tout autour de lui]

 Eh oui, j’herborise, voyez-vous. Pour mes ennemis, dans leur bouche, ce verbe est péjoratif. Ils doivent penser que je passe mon temps à constituer des herbiers. En fait, je n’herborise nullement, je laisse la nature monter en moi, ses couleurs, ses odeurs, ses changements permanents selon l’impact du vent, du soleil, de la pluie... Avec la nature, rien n’est jamais pareil. Je dois avoir l’humeur champêtre, plutôt badine aujourd’hui. Je suis le rêveur solitaire qui se promène dans la campagne, contemple les petite fleurs sauvages qui poussent ici ou là au hasard de l’endroit où le vent a poussé leurs petites graines. Eh oui, la Nature ne connaît pas la ligne droite, elle n’a pas la fibre géométrique. Elle est comme moi, on ne peut la brimer, la planter où on voudrait qu’elle pousse.
Elle est la liberté.

[Il dispose ses petits pots fleurs autour de lui, fait mine de les bichonner]

Voyez cette merveille, cette fleur multicolore : qui eût pu dire qu’une graine aussi minuscule, sans intérêt particulier somme toute, aurait pu se transformer ainsi selon un processus mystérieux, miracle de la nature. Ce miracle permanent me fascine comme une multitude d’actions auxquelles l’homme ne pourra jamais rivaliser.

Ma bonne Thérèse aime aussi la nature et vient volontiers m’aider. Ce n’est pas Voltaire qui pourrait compter sur sa belle Émilie, madame la comtesse, sa forte en thème pour venir l’aider dans ses plantations.
Ah celui-là, il est très fort pour construire, un sacré bâtisseur. Avec lui, adieu belles cerisaies, petites plantes et arbres majestueux, adieu mon beau sapin roi des forêts… rasons tout ça, il faut que la cité étende de partout ses tentacules de bois, de brique et de pierre. Heureusement, oui heureusement, j’ai trouvé des personnes de qualité qui m’ont offert un havre de paix dans lequel j’ai pu créer en toute liberté, écrire mes meilleures pages.
Comment peut-on créer dans une ambiance aussi stressante, dans une ville enserrée dans ses hauts murs, dans le bruit incessant et la promiscuité ? Jamais je ne m’y résoudrai.

Ah, que m’apporte-t-on ? Un pli de ma très chère amie Mme de Warens, celle que j’appelais MAMAN. Il faut dire qu’elle m’a connu bien jeune et recueilli avec un amour quasi maternel. C’est vrai, il faut bien le dire nos relations furent quelque peu… disons incestueuses. Ô, ma chère baronne, ô mes chères Charmettes, superbe Julie de ma Nouvelle Héloïse, ultime lettre de mes Confessions, je me sentais si bien, en sécurité dans son giron.

Chutt, chutt, (mettant un doigt sur ses lèvres et avançant sur le devant de la scène) surtout que ce doux aveu reste entre nous, sans arriver aux oreilles de Voltaire. Avec ce traitre d’Arouet, tout se retrouverait bien vite dans les gazettes et se répandrait dans les salons parisiens. Car, non content d’écrire des pièces insipides, il parle, ô dieu, qu’est-ce qu’il peut parler l’Arouet ! Je le tiens de certains amis encyclopédistes –j’en ai encore quelques-uns figurez-vous- qui me l’ont décrit pérorant à l’infini dans les délicats soupers parisiens. Et allez, bla bla bla, ça y va à grands traits au vitriol sur tous ceux qui lui hérissent le poil. Et ils sont nombreux. Monsieur a semé beaucoup d’inimitié… et continue.

Il paraît que parfois il dit volontiers du mal de moi. Ça lui prend comme une démangeaison. Entre nous, ça me fait plutôt plaisir que ce petit monsieur évoluant dans le grand monde, s’intéresse à mon humble personne qui, pour rien au monde, ne mettrait les pieds dans ces milieux frelatés. Mais au moins, ça m’enlève toute espèce de scrupules à son égard… et toute illusion, si j’en avais encore. Tiens, j’ai bien envie de lui écrire, de lui envoyer quelques carreaux bien sentis sur ses amis si bien élevés, pervertis par les miasmes de la ville et qui se gobergent, qui vivent si bien au prix de la sueur du peuple.

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<<< Ch. Broussas, IA Actes I et II 20/11/2022 © • cjb • © >>>
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