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Les Chevessand
27 avril 2022

17- Le train

- 17 –  Le train ****   91L     ****  Un curieux accident  ****

                            

La locomotive fendait la nuit dans un bruit lancinant qui finissait par se muer en un ronronnement apaisant. Il était seul dans le compartiment, avec l’impression d’être confiné dans cette cage, prisonnier. Avec tous les problèmes qui l’attendaient au retour, il se sentait vidé, incapable de se concentrer.

Le maure était de mauvais poil après un voyage éclair à Marseille où soit disant sa mère était tombée malade.  Une chute dans les escaliers, lui avait-on assuré.
Plus que curieux, suspect même ce coup de fil impromptu. Ce devait être grave pour que sa mère déroge à ses habitudes. À son arrivée, ce d’abord fut un soulagement. Il avait pu constater que sa chère mère se portait comme une fleur, râlait, toujours à geindre et à se plaindre, à l’article de la mort pour un rien, pestant contre les voisins, contre ce fils qui ne venait jamais la voir ou contre le temps quand elle ne trouvait rien d’autre.

- Oh, s’était-elle écriée quand la silhouette de son fils s’était découpée dans le chambranle de la porte, mon Dieu ai-je la berlue, serait-ce le bel Edward, mon fils adoré ?
- Non dit Le Maure en souriant, c’est son hologramme.
Elle n’avait pas compris mais elle s’en fichait. Son fils était là et pour elle, rien d’autre ne comptait.
- Et cesse de m’appeler Edward, en France on dit Édouard, tu le sais bien.
- Pour moi, tu seras toujours mon petit Edward.
Il n’insista pas. Quand elle avait une idée en tête…

Le Maure regardait autour de lui, pointant chaque détail. Rien n’avait changé. Ces fichus bibelots qu’enfant il devait dépoussiérer chaque mois, trônaient toujours sur le grand buffet de style renaissance espagnole qui tenait tout un mur. Depuis la mort de son père, le temps s’était arrêté. Sa mère s’était toujours refusée à déménager, ancrée dans ce vieux quartier marseillais où elle avait ses habitudes, dans ce vieil immeuble encore cossu où elle connaissait tout le monde, dans cet appartement trop grand pour elle, figé dans son jus depuis le jour de l’enterrement.

Ça faisait combien déjà ? Il avait peur de compter. Bientôt dix ans, mon Dieu, dix ans que sa mère vivait ainsi. Combien de fois lui avait-il rendu visite depuis. Il chassa cette idée de son esprit. À quoi bon ?

Enfin, l’essentiel, c’est  qu’à l’évidence sa mère adorée se portait bien, volubile, fatigante, merveilleuse. Elle ne lui épargna rien, ni la concierge toujours à discuter, à s’occuper des autres au lieu de s’occuper de son travail, le chien de la voisine du rez-de-chaussée qui aboyait pour un rien, sa pension qui n’arrivait jamais dans les délais… et ce fils ingrat qui l’oubliait.

« Ah Edward, tu n’as pas changé. Le portrait de ton pauvre père.
Ses petits bobos étaient plutôt bon signe, ses rhumatismes un signe de longévité. D’habitude, ses continuelles lamentations l’irritaient mais aujourd’hui, il en était soulagé, la voyant finalement avec d’autres yeux.

Ce pseudo accident, manœuvre grotesque pour l’attirer à Marseille, l’énervait, lui faisait perdre son temps. Et l’inquiétait aussi. Il ne parvenait plus à fixer son attention ou même à lire Le Provençal. Qui donc lui avait fait cette crasse, avait intérêt à l’éloigner pour quelques jours de son QG ?

Il tournait et retournait cette idée dans sa tête, se creusant les méninges, se remémorant les affaires en cours, et parmi elles, celle qui aurait pu expliquer cette mise en scène.Il fallait quand même de sérieuses raisons pour échafauder un pareil scénario. Une blague de mauvais goût, allons donc ? Gagner du temps, fomenter un trafic derrière son dos, l’éloigner pour mieux torpiller ses affaires. Sans informations solides, il se perdait en conjectures.

Son premier réflexe avait été de téléphoner à ses adjoints pour savoir ce qui clochait, ce qui s’était passé à Paris. Rien. À Paris, il ne se passait rien de notable, les affaires suivaient leur cours. Ce n’était donc pas pour prendre la main sur ses affaires qu’on avait voulu l’éloigner. À moins que cette manipulation soit à double détente : l’envoyer à Marseille pour prendre le pouvoir à Paris. Inutile alors de chercher ailleurs, ce serait un putsch.

Immédiatement, l’image de ses adjoints s’inscrivit dans son esprit, les moindres faits récents défilèrent dans sa tête : rien de notable, aucun signe annonciateur d’une telle manœuvre. "Attention se dit-il, de ne pas donner dans la paranoïa de ne pas voir des ennemis partout."
En attendant, il n’était pas plus avancé.

Ce n’était pas la première fois qu’on essayait de le manipuler, mais là avec une méthode différente. Avec ses lieutenants, il avait pourtant été sans concession : « Bougez-vous les gars, secouez vos indics, cherchez tous azimuts, y’a un bug quelque part. Depuis, il attendait qu’ils rappellent mais rien. Et de Marseille, ses actions étaient limitées. Demain, il serait de retour. Il le fallait. Ses gestes ondoyants et son sourire avenant cachaient en fait une volonté farouche portée par un esprit calculateur. Ce n’est pas pour rien qu’il avait été nommé à ce poste. On le craignait, ses colères froides étaient redoutées… et redoutables. Et à cette heure-ci beaucoup devaient redouter son retour. 

Son train partait tard le soir aussi pour passer le temps et éviter de retourner dans sa tête toujours les mêmes scénarios, il décidé d’aller sa balader dans Marseille avec sa mère. Elle était bien entendu aux anges, une occasion à ne pas manquer. Ils partirent sur les traces de leur passé, le quartier du Panier où il était né, du côté du cours Belsunce, ils revinrent en passant par la mairie et les grandes barres d’immeubles de Fernand Pouillon construites juste après la guerre et s’écroulèrent, épuisés, dans un des bars qui s’étagent sur le quai devant le port. Il pensait à l’hôtel de la maison du Fada où il descendait quand il revenait à Marseille pour quelques jours, à l’époque où s’installer à Paris était pour lui impensable.

Une longue attente commençait. À Paris, aucune nouvelle du Maure. Aucun coup de fil. On savait juste qu’il avait quitté Marseille le soir par le train de nuit qui devait arriver à la gare de Lyon vers les huit heures. Mais plus rien depuis son dernier coup de fil et le branle-bas qu'il avait provoqué.

Le lendemain matin, ses adjoints étaient là sur le quai, à attendre vainement qu'il descende du train. Ce n'est qu'au cours de l'après-midi qu'ils apprirent qu'un homme avait sauté du train de nuit et qu'on avait retrouvé son corps sur le bas côté de la voie ferrée, décès dû à sa chute et à une très grosse perte de sang avait conclu un médecin dépêché sur place.
Erreur d'un homme ensommeillé qui ouvre une porte donnant sur l'extérieur et chute sur le ballast ou suicide. Le rapport du légiste ne tranchait pas entre ces deux hypothèses mais n'envisageait aucune autre possibilité...
Affaire classée.

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<<< Ch. Broussas, Le train 23/04/2022 91L © • cjb • © >>>
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