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Les Chevessand
11 mars 2011

Variations Godot, Becket

« Vous attendez Godot vous aussi ? Non. Ah… vous savez ; il ne viendra pas ! »

C’est un bel enfoiré celui-là, il se décommande à la dernière minute, envoie de façon cavalière des estafettes qui ne l’ont même jamais vu. Bref, c’est l’Arlésienne. Encore le coup classique d’un auteur en quête de personnage –pas forcément italien d’ailleurs- encombré d’une histoire sans queue ni tête, qui tourne en rond et revient immanquablement à son point de départ.  De toute façon, on y revient toujours à son point de départ, trois petits tours…

En attendant Godot ‹ Théâtre des Sources - Nans-sous-Sainte-Anne - Doubs (25) - Franche-Comté        En attendant Godot : droit au cœur - Sceneweb

«  Histoire absurde, » me direz-vous. Certes puisqu’il s’agit de ‘’théâtre de l’absurde’’, mais rassurez-vous tout ceci n’a plus cours, démonétisé depuis belle lurette. C’était au temps des ‘’trente glorieuses’ quand on pouvait  encore se payer le luxe d’avoir des états d’âme (si, si, c’est un luxe, une maladie de riche, à chacun les siennes), quand Armand Gatti clamait, à la suite de son voyage en Amérique du sud (il en a fait beaucoup), que le peuple n’y comprenait rien aux poètes bourgeois , « vos mots ils racontent, mais ils ne disent jamais rien. Vos paroles, vous les jetez mais vous ne les faites jamais exister ».

De là  à confondre la culture populaire avec la bande dessinée… pas question pour lui le vieil anar qui travaillait avec des loulous, des loubards. Il éructait des prophéties phénoménales, que la littérature doit être un instrument au service du peuple pour que chacun puisse devenir son propre maître.  Vous vous rendez compte des énormités qu’il proférait ce loustic !

Il était un peu fou ce type et c’est vrai, moi qui l’ai connu, qu’il avait parfois un petit  air allumé à faire frémir les bien-pensants. Pas besoin d’aller au zoo, avec lui vous rencontriez Le Crapaud-Buffle, curieux animal certes mais pas plus que le rhinocéros de Ionesco. Pourvu qu’ils ne nous fassent pas des petits ces deux là ! Lui Armand Gatti, à la prise de pouvoir, il préférait la prise de conscience.

 J’en ai marre d’attendre cet enfoiré de Godot qui a dû oublier, bouffer la consigne ; il plane tellement en ce moment que tout est possible avec lui… enfin c’est ce qu’on m’a dit, pour m’épargner peut-être, ne pas froisser ma petite susceptibilité, n’ai-je pas droit à quelques égards,  de n’être pas traité comme quantité négligeable.  Je voudrais bien voir sa tête si je le traitais de cette manière. Un coup je viens, un coup je n’viens pas, ça peut durer longtemps. Depuis le temps, je devrais le connaître l’animal, toujours deux fers au feu, toujours à promettre ce qu’il ne peut tenir. Ce qu’il peut parfois m’énerver.

Comment, vous ne le connaissez pas ? Mais si, un grand, l’air un peu renfrogné avec ses lunettes rondes cachant des yeux bleu clair  très vifs, jamais fatigué, toujours à traîner dans les parages, le portrait tout craché de son père Samuel…  mais non pas le cordonnier juif,  un homme fort important dans son landerneau qui a donné une excellente éducation à son rejeton. Dans sa jeunesse, il a même repoussé les avances que lui avait faites la fille de son mentor.

Eugène Ionesco | Rhinocéros | Eugene ionesco, Rhinoceros, Poster           Rhinocéros, Eugène Ionesco - rhinoceros.world   Ionesco Le rhinocéroce

Il aurait pu en profiter, mais non pensez-vous, trop fier, trop entier, ne pensant qu’à ses fichus bouquins. Brouille bien entendu entre les deux hommes mais Godot n’en eut cure qui partit sur un coup de tête, sillonnant l’Allemagne et une partie de l’Europe, finissant par échouer quelque part en France.Voilà, vous en savez autant que moi sur sa vie, mais qu’est-ce qu’une vie fait ressortir d’un individu finalement, à peine une esquisse, on voit ce qu’on veut bien voir, simple éclat de vérité qu’un reflet transgresse. Chacun dresse son propre portrait-robot, sa propre relation faite autant de sentiments que de réalité. Si vous voulez tout savoir de sa vie, demandez à son grand ami  James Knowlson, il n’habite pas très loin d’ici, je vous le présenterai à l’occasion. Enfin, d’ordinaire, j’ai moins de patience.  

Mais au fait j’y pense, cet imbécile d’Estragon se serait-il emmêlé les pinceaux dans la date et l’heure. Ça ne m’étonnerait pas de lui, ce "Jean de la lune". Et maintenant nous voilà bien avancés à tourner en rond dans ce "non-lieu", c’est ainsi qu’il a défini l’endroit du rendez-vous,  ça ne m’a pas surpris, c’est un original ; déjà tout petit…  Tiens, en parlant de petit, revoilà l’estafette, si, rappelez-vous… « Tu te souviens de nous, petit… non ! »

Quelle journée, je me demande si je ne revis pas la même scène que ce matin. Serais-je devenu subitement gâteux, amnésique, paralysé,  (et,  ajouterait Samuel, son futé de père jamais à court d’une remarque scénique, mettant sa petite didascalie ou son petit grain de sel, comme vous voulez, « l’estafette riait sous cape d’un air entendu, sans se cacher vraiment, comme si elle eût reçu des confidences de ce satané Godot »).

Il ne se passe rien ici, juste à attendre, et moi, j’ai besoin de faire quelque chose, d’abord de donner un grand coup de pied dans ces deux poubelles qui m’énervent… bizarre, on dirait qu’elles sont habitées… de me dépenser et de penser à quelque chose sans avoir cette impression angoissante que mon cerveau tourne à vide.

J’ai besoin de penser pour oublier, d’occuper mes mains pour désoccuper ma tête… sinon je suis envahi de sueurs froides, je me prends en grippe, je me liquéfie, je panique à l’idée de me retrouver seul face à moi-même. J’ai beau me répéter que « quelque chose suit son cours, » qu’il va nécessairement se passer quelque chose, je n’en sens pas moins un trouble profond causé par une appréhension vague, indéfinie, impalpable dont je ne peux discerner les contours. L’inaction est bien la pire des tortures.

Cette histoire, c’est comme si j’avais décidé d’aller passer trois jours chez ma mère, sans raison particulière, pour le plaisir,  parce que je ne l’avais pas vue depuis longtemps, parce qu’elle me mijote chaque fois de bons petits plats, enfin je me faisais une joie d’aller passer trois jours chez maman –pénard et coq-en-pâte, chez elle c’est toujours ainsi-, et vlan, je tombe sur un tas d’écornifleurs, d’empêcheurs de tourner en rond qui ne cessent de me mettre des bâtons dans les roues et que, trois jours après, ce fut retour au point de départ sans être passé par la case ‘maman’. Rageant, non ?

Un cauchemar, une histoire qui patine et finit par repartir en arrière. Et puis finalement, le responsable, c’est moi qui m’invente des choses à faire, des tas de prétextes pour retarder de faire ce que je dois faire. Aujourd’hui, je suis tranquille, je ne fais rien, ou plutôt je me suis investi d’une tâche bien précise, car c’en est une : attendre Godot.

Y’a des périodes comme ça où tout part à vau-l’eau. L’absurde de la situation vous saute à la figure comme un pavé de mai 68 en plein dans une vitrine de la rue Gay-Lussac.  Passant du coq à l’âne, ma mère remarque « Ah, c’était le bon temps », sourcils froncés et lippe boudeuse, ma mère que j’ai quand même fini par aller embrasser un peu plus tard, mais c’est une autre histoire.  Je vous la raconterai peut-être un de ces jours, mais pour le moment, c’est assez compliqué comme ça. 

Hypothèse, ma chère mère –mais ça pourrait tout aussi bien être ma tant ou la vôtre- pourrait avoir à son âge le cheveu rare et avoir exercé quelque temps ses talents de chanteuse classique, une "cantatrice chauve" en quelque sorte… Je vous vois venir « ce n’est pas un titre sérieux, même pour une pièce de théâtre » qui ne se prend pas au sérieux, où il est indiqué qu’une « pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. »

Curieux, n’est-ce pas ?  Et puis elle n’a qu’à mettre une perruque ! Est-ce vraiment sérieux, dites-moi. « Et ça fait rire les spectateurs ? » Parfois, mais on ne sait pourquoi, certains comiques de mots sont quelquefois difficiles à expliquer. C’est ça l’absurde, ça doit faire rire… regardez Feydeau… Ah non, pas lui, ce faiseur de pièces spécialistes des histoires de cocus.

Non, non, le spectateur rit quand il est mal à l’aise, désarçonné, par exemple pour en revenir à La cantatrice chauve, dans cette phrase où Mr Smith assène cette vérité : « Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble. » N’est-ce pas admirable, d’une logique imparable ? Ou également dans cette situation :

M. Martin : Vous avez du chagrin ? Silence
Mme Smith : Non, il s'emmerde. Silence
Mme Martin : Oh, monsieur, à votre âge, vous ne devriez pas. Silence
M. Smith : Le cœur n'a pas d'âge. Silence

 N’est-ce pas hilarant, ne serait le gros mot que je vous passe, cette scénette n’est-elle pas d’un raffinement suprême, des mots  somme toute banals claquent dans un silence pesant… en goûtez-vous tout le sel ? C’est d’abord l’absence d’intrigue qui intrigue. Il suffit d’insérer dans la pièce ce genre de dialogue, et le tour est joué, et la pièce aussi.

Des mots anodins, des phrases toutes simples comme « passe-moi l’sel » suivi d’un lourd silence entendu suffisent pour créer le climat, « un silence entendu », curieuse expression que ce silence assourdissant après un dialogue insipide, suivi lui-même d’un bruit terrible pour marquer le contraste, que tout se passe à l’intérieur, dans les tuyaux de la tête et les boyaux du ventre, un silence de drame rompu brusquement par une pluie de cuivres à vous percer les tympans pour réveiller les quelques spectateurs qui se seraient laisser aller dans le douillet de leur fauteuil. Radical.

En fait, l’histoire se déroule comme une spirale, un récit en colimaçon, enroulé sur lui-même, replié puis déroulé en un cycle de vie sans vraiment de début ni de fin. Comme l’écrivit James Joyce à propos de son récit "Finnegans wake" : « La première phrase commence sur la dernière page ou la dernière phrase se termine sur la première page, faisant ainsi du livre un cycle. […]  Le lecteur idéal du livre serait celui qui, souffrant d'une insomnie idéale, terminerait le livre, pour aussitôt retourner à la première page et entamer ainsi un cycle de lecture sans fin. »

Amazon.fr - Finnegans Wake - Joyce, James - Livres        Roland Barthes - LAROUSSE Roland Barthes

Le récit n’est pas forcément rigoureux, il suit une logique sans lien forcé avec un déroulement linéaire ou chronologique, par exemple, j’ai lu ce conseil  de commencer par le chapitre 5, de poursuivre par le 9 quand Joyce raconte comment il eut pour la première fois l'idée d'écrire Finnegans wake.  Comme l’a si bien écrit Roland Barthes : « L'écriture n'est nullement un instrument de communication… elle paraît toujours symbolique, introversée, tournée ostensiblement du côté d'un versant secret du langage. »

Mais aujourd’hui, je n’ai pas ce genre de préoccupation, juste quelques retours en arrière, songes, souvenirs, pour m’occuper l’esprit. Je n’ai même pas envie de discuter avec Estragon, pour se dire quoi d’ailleurs, parler de la pluie et du beau temps, l’entendre déblatérer  sur ses amis ou sur ce fichu Godot –là il n’aurait pas tort- l’écouter se lamenter sur son sort, effectivement peu enviable, non, je préfère m’occuper l’esprit tout seul. Après tout, qu’avons-nous d’autre à faire de si urgent, n’empêche je commence à me demander si Godot n’est pas le fruit de mon imagination !

Cette attente me mine, elle m’oblige à penser à des choses que j’espérais avoir oubliées mais non, rien ne se perd, ça remonte comme des régurgitations aigres,  ça me remue sans que je n’y puisse rien. Assis sur le bord du trottoir, j’attends en fermant les yeux que ces nausées qui me creusent le ventre, que ces sensations de néant qui m’étreignent puis reviennent sans crier gare, s’éloignent doucement comme un mauvais rêve. Á ce moment, je ne suis pas loin de penser comme Camus qu’il n’existe qu’un problème philosophique vraiment sérieux : le suicide.

Estragon, il s’en fiche, installé contre une des deux poubelles, il dort à poings fermés, indifférent à la situation, semblant en avoir pris son parti, que Godot arrive ou pas. Comme si tout ceci avait peu d’importance, après tout demain est un autre jour. J’ai beau le secouer, je n’en tire que des grognements.

Il est comme ça, toujours content de son sort, même s’il aime grogner er râler, c’est pour la forme. Tout à l’heure encore, il me regardait l’air satisfait, posant son journal sur les genoux, et me disant dans un soupir : « Oh, quel beau jour ». Pourvu qu’il fasse beau, qu’il ait son journal, à boire et à manger, il n’en demande pas plus. J’aimerais parfois être comme lui mais on ne se refait pas ; dépendre d’autrui comme aujourd’hui avec ce satané Godot qui joue les coquettes me met mal à l’aise, m’indispose.

Estragon, c’est un sage, de ces types qui sont partis de si bas que tout leur va. Il aurait pu avoir une soif de réussite, un appétit féroce à écraser les autres et à mépriser les plus faibles, ceux qui ne savent pas se défendre. J’en ai connus. Mais non, les tracas glissaient sur lui sans qu’il s’en préoccupât plus qu’une mouche importune.

Le 110e anniversaire de l'auteur de « En attendant Godot » - Le mot juste en anglais              En attendant Godot : Inséparables et émouvants Didi et Gogo | JEU Revue de théâtre

Que sais-je en fait de lui, qui ne se livre pas facilement, « à quoi bon remuer le passé dit-il, quand on remue de l’eau, elle se trouble et quand on remue le tonneau, c’est la lie qui remonte »,  sinon son enfance misérable dans les masures construites de planches et de tôles où on gèle l’hiver, on étouffe l’été et où on s’emmerde le reste du temps.

J’ai appris par son ami Vladimir  que son père l’élevait ‘à la dure’ et que les coups pleuvaient drus, que sa mère faisait des ménages pour qu’ils puissent manger tous les jours à leur faim, horizon du lendemain, juste pour survivre. Il en a gardé une fatigue continue, un fatalisme désarmant.

Je parle, je parle et le temps passe, il s’écoule plus vite ainsi, ça meuble mais ne fait pas venir Godot. Toujours personne à l’horizon. Heureux ceux qui vivent sans montre ! Mais les autres en pâtissent, et moi particulièrement aujourd’hui. Ce Godot est un malappris, sans éducation ni égards pour ceux qui l’attendent dans ce ‘non-lieu’ comme il dit, à en croire son estafette,  tournant en rond dans une histoire dont ils ne maîtrisent rien et qui vire au non-sens.  

Moi, j’ai trop les pieds sur terre pour comprendre ce type et pour admettre l’absurdité de cette situation. Mais j’y pense, peut-être a-t-il encore le temps d’arriver avant la pleine nuit, peut-être a-t-il eu un contretemps, un accident –il y a tant d’accidents de nos jours- un fâcheux qui l’aura retenu au-delà du raisonnable, tant d’hypothèses me traversent l’esprit. Attendons encore, l’espoir n’est-il pas fait d’un baume sur le cœur des hommes !

En réalité, que sait-on vraiment de ce Godot ? Certains d’ailleurs l’appellent Godeau, susurrant même qu’il se nomme en réalité Honoré de Godeau avec une belle particule et serait un parti très recherché. D’autres laissent entendre qu’il a beaucoup voyagé, qu’il a naguère fait fortune aux Indes avant de revenir vivre au pays le reste de son âge. Mais qui croire ?

Estragon, ce naïf plein de confiance, cet enfant dit qu’il l’aime bien Godot, qu’il ne le rudoie jamais et qu’il viendra à son secours.  Moi, je connais l’âme humaine et sa noirceur, pour en avoir parfois souffert. Dans ses bonnes manières, je distingue l’aigrefin, le faiseur de haut vol. Trop poli pour être honnête, je vous dis, trop beau pour être vrai. Quant à vouloir à toute force trouver à tout ceci un sens supérieur, une vérité cachée, je vous en laisse tout loisir, même son père Samuel ne nous éclaire pas davantage.

Ce qui est absurde est absurde, c’est tout ; la guerre aussi est absurde, tout le monde le sait et tout le monde trouve de bonnes raisons pour passer outre, pour partir la fleur au fusil, et l’on s’y exerce alors sans retenue. On s’y complait, on s’y vautre avec une volupté coupable, une conviction effaçant tout remords, avec cette volonté stupide de faire soi-même son malheur.

Et vous,  répondez-moi franchement, vous attendez aussi Godot ? De toute façon, on passe sa vie à attendre, on fait la queue, on attend un enfant, une augmentation, la fin du monde, que sais-je, l’attente est toujours espoir, la preuve d’un possible, une once du probable qui agite nos rêves éveillés.

Ah, j’aperçois Vladimir qui arrive d’un pas nonchalant, peut-être en sait-il plus que nous, peut-être pourra-t-il nous renseigner…

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<< Ch. Broussas, Variatons Godot 10/03/2011 © • cjb • © >
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  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
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