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Les Chevessand
15 mai 2018

Un bougnat savoyard - Épilogue

« Il y a des jours sans… alors, il faut faire avec. » Germaine

« Sous le bonheur, la crispation de l’aisance gagnée à l’arraché » écrit Annie Ernaux  dans La place. Notation qui sied très bien aux Menier. Toute leur vie, ils ont travaillé d’arrache pied sans compter leur temps et leurs efforts. Toujours cette obsession du bien chèrement acquis, de la place au soleil, la vie comme un combat quotidien nécessaire à la survie.

Aucune concession, aucun repos. Seulement à la fin quand ils ont succombé eux-aussi aux sirènes de la retraite. Impensable… et pourtant, il avait bien fallu faire cette concession. « Notre retraite, on l’a constitué nous-mêmes, » quand ils en eurent vraiment marre de se lever à quatre heures du matin
À la fin, Francis fatiguait… l’âge, sa déchirure musculaire qui n’en finissait pas de guérir, à force de soulever des cageots, charger et décharger, après avoir soulevé tant de sacs de charbon et de sacs de ciment dans sa jeunesse.

Le charbon, c’était terminé depuis longtemps. Francis, l’œil rond de satisfaction, faisait le fier, « Ah, j’ai eu du nez, selon Germaine, mais non, pas seulement de la chance, j’ai su "anticiper les évolutions" comme ils disent dans le journal. »

Comme souvent chez lui, ça s’est fait surun coup de tête. Des engueulades avec le syndicat –« un syndicat, c’est bon pour les salariés, comme les congés payés et tous ces trucs qui te bouffent ta liberté »- ces mineurs qui se croyaient alors tout permis, qui se prenaient pour des « sauveurs qui allaient relever la France à eux tout seuls » raillait Francis, et puis cette fatigue face à  ce monde en rapide évolution qu’ils ne comprenaient plus.

La rupture s’était produite en 1947 avec ces grèves qui avaient enflammées le pays et placées les mineurs au premier rang. « Il n’y en a que pour eux… Ah ils sont beaux les sauveurs de la France, on le leur a tellement dit qu’ils l’ont cru ! » disait-il à tout bout de champ. Il éprouvait du ressentiment, de la jalousie pour ces gueules noires choyées  par les gouvernements, qui « se croyaient tout permis. » Il continuait de faire le bougnat mais le cœur n’y était plus. 
 
Le commerce changeait, les clients changeaient, le monde décidément n’était plus le même. Depuis la Libération, tout changeait autour d’eux dans un maelström qui leur donnait le tournis. En mal bien sûr, pensaient-ils.

Alors, Francis a pris un coup de sang et ils ont tout vendu, le fond de commerce, les murs, les dépendances, les meubles, le camion, tout y est passé. Une fierté pour Francis qui plus tard plastronnait,  ne se privait pas de faire son important sur son soit-disant flair. « On a vendu quand il ne fallait pas, martelait-il avec son rire gras, le charbon, c’était l’avenir paraît-il… Pauvres cons, le charbon, c’était le début de la fin, une espèce de rémission avant la chute finale. Les bougnats, ils étaient morts mais ils ne le savaient pas ! Dans la profession, J’ai été le seul à m’en rendre compte… "Tu n’vas pas vendre Francis, ce serait une folie, et puis qu’est-ce que tu vas faire après ?" Voilà ce que j’entendais. Une folie. »

C’était la rengaine qu’il reprenait chaque fois que le dimanche on allait manger chez eux. Moi, je les laissais à leurs discussions de grandes personnes, quand il faisait beau, j’allais jouer dehors sous le grand cerisier sous lequel on déjeunait parfois ou au ballon avec le fils de leurs voisins.

      À l'enseigne du bougnat
 
De toute façon, une fois la décision prise, pas moyen de raisonner Francis ! Il se serait fait hacher sur place plutôt que de reconnaître son erreur. Cette fois, ô miracle, il avait eu raison contre tout le monde. Sa victoire à lui, son 11 novembre personnel. On en a entendu sur ses confrères qui n’avaient pas vendu à temps, qui s’étaient entêtés, qui n’avaient jamais compris que « c’était foutu ». Les « gros » encore, ils pouvaient s’en sortir, investir dans le gaz ou le fioul mais les petits bougnats, hein, ils ne voyaient même pas que leur avenir était derrière eux. « Ah, ah, ah… se rengorgeait-il, bon sang, ces cons n’ont rien vu venir ; le charbon, disait-il à mon père, tout content de lui, ça a eu payé mais y’a longtemps que ça ne paie plus. »
Et Germaine qui en rajoutait, qui voulait aussi sa part du triomphe. « Et qui a payé la note, hein, ceux qui ne peuvent pas se défendre, les petits, bien entendu. Nous, on en a profité pour tout liquider, le fond, le bar, le matériel, paf, place nette et on repart à zéro. On a juste gardé les deux petits appartements de la rue Girié achetés pendant la guerre. »

Eugène ne disait rien, mon père pas grand-chose et Marcel, souvent invité le dimanche, ne se serait pas permis de contrarier Francis. Leur mauvaise foi, c’était dans l’ordre des choses, ça ne l’intéressait pas. Heureusement, il venait toujours avec son petit accordéon et après le repas, il nous jouait des airs à la mode  que les femmes reprenaient en chœur, surtout les chansons de Trénet et de Tino Rossi, le favori de ces dames. « Tchi, tchi, bella bella corsica » disait Francis en essayant de prendre une voix flûtée  pour les titiller. Mais elles se contentaient de hausser les épaules. Et Germaine de sa voix de crécelle fredonnait des airs d’opérette, ces "heures exquises" qu’on passait aussi malgré tout chez eux et elles enchaînaient par les succès de Luis Mariano sous les taquineries de Francis qui reprenait son numéro avec « Tchi, tchi, bella bella españa »qui ne faisait guère rire que lui, un rire tonitruant qui résonnait dans la salle à manger.

C’était comme un jeu entre eux, Francis et Germaine tenaient le crachoir et les autres écoutaient, ils refaisaient "leur" guerre à leur manière pour se persuader qu’ils avaient fait ce qu’ils avaient à faire, rien de plus, rien de moins. « Et qu’est-ce qu’on pouvait faire, en tout cas pas ce que l’armée française n’avait pas réussi à faire ! » Eugène qui se souvenait de ses hésitations au départ, avant de rejoindre la Résistance en 1943, hochait la tête en répliquant : « Poser la question, c’est déjà y répondre. » Ce qui avait le don d’énerver Francis qui voyait bien où son frère voulait en venir.

Aussi reprenait-il l’antienne que tout le monde connaissait, rappeler qu’il avait aidé ceux qu’il pouvait secourir, ces alsaciens réfugiés qu’il avait recueillis à leur arrivée, le poussier de charbon qu’il récupérait pour les plus pauvres qui n’avaient plus ni bons, ni argent pour passer l’hiver, clamer aussi que le marché noir ne l’avait pas enrichi, qu’il était capable de réussi aussi bien dans une économie ouverte.

Une réaction d’orgueil pour balayer d’un revers de main le fiel des malveillants, des rancuniers et des jaloux... et l’ironie de son frère. Germaine en rajoutait : « Francis a raison, on n’a pas à rougir de ce qu’on a fait et tout le monde ne peut pas en dire autant dans le quartier. On leur a quand même montré ce qu’on valait  vraiment à tous ceux qui nous critiquaient, qui nous attaquaient sous le manteau. Jamais franchement, les yeux dans les yeux, non jamais. »

Du charbon, y’en avait jamais assez, c’était l’énergie indispensable à l’essor du pays. Les politiques y allaient de leurs discours, martelant cette évidence dans les consciences populaires. Et Francis qui s’ingéniait à nager à contre-courant, contre toute logique, qui voulait tout liquider. « T’es pas fou Francis, au moment où tout le monde nous réclame, où nous sommes devenus indispensables. Tu n’as jamais tant travaillé. » Aux réunions de bougnats, c’était l’unanimité, le charbon c’était l’avenir. Le vieux Labeille qui avait passé la main à son fils et son copain de Chazelles avaient beau le mettre en garde, Francis restait droit dans ses bottes.
La tête de bourrique qu’il avait toujours été.

       Le charbon, symbole du bougnat

Vous pensez s’il était fier le Francis d’avoir eu autant de nez et d’avoir tout liquidé quand « il ne fallait pas ». Et Germaine en rajoutait « le commerce, c’est ça, savoir se retirer quand il est encore temps, sentir les choses, je l’ai encouragé le Francis, "on est encore assez jeunes, je lui ai dit, pour plier bagages et faire autre chose ", » se  rengorgeant pour leur flair, donnant des leçons aux autres.
Il glosait sur sa témérité, « le risque, ça peut payer mais il faut savoir saisir sa chance, c’est là tout le secret, il faut parfois avoir raison contre son temps, » répétait-il à l’envi.

Et puis, il n’y en avait que pour les mineurs, dans les journaux, à la radio… Tout pour les mineurs et rien pour les charbonniers. Eux aussi existaient, maniaient les pelletés de charbon, portaient sur leur cou des sacs de plus en plus lourds au fil de la journée. « Encore un reportage sur les mineurs, pestait Francis, et on s’attendrit sur la dureté du travail, et on en rajoute… les bougnats, tout le monde s’en fiche. Si on n’existait pas, qu’est-ce qu’ils en feraient de leur charbon, nom d’une pipe ! »

En fait, ce qui l’avait décidé, c’était cette image de commerçant profiteur qui lui collait à la peau. Il avait l’impression qu’on lui adressait des reproches muets, des regards durs, insistants, des sous-entendus pénibles, qu’il soit dans le quartier, au bistrot ou en train de livrer son charbon. Une image qui lui collait à la peau comme la suie, comme la poussière de son charbon. « Ah, cette poussière de charbon, râlait-il, on ne peut jamais vraiment s’en débarrasser, ça s’infiltrer sous les ongles, sous les paupières, jusque dans les pores de la peau. » Et maintenant, c’était pareil, quelques mots anodins, quelques regards suffisaient, même les silences prenaient une autre dimension, s’infiltraient dans sa conscience comme le poussier dans sa peau.

Oh, Germaine aussi éprouvait cette sensation, une certaine distance, même avec de bons clients, changement minime certes mais qui produisait en eux une espèce de léger malaise qui perdurait. Mais Germaine avait sa stratégie pour lutter contre l’adversité : nier et attaquer. D’où sa manie de se dédouaner, de rappeler ses « faits de résistance. »  

Ceci, au grand dieu Francis ne l’aurait avoué. Pas même sans doute à lui-même. Mais ce sentiment indicible avait creusé son sillon dans ses certitudes : puisque décidément tout changeait, puisque cette tache resterait indélébile, autant anticiper. Eux aussi allaient changer de vie, quitter le métier, quitter le quartier.
Partir la tête haute avec un grand pied de nez.

Oh, ils n’étaient pas allés bien loin, quelques kilomètres tout au plus, dans ce qui était alors une zone délaissée à la lisière de Lyon, un vaste terrain où on avait cultivé le poireau à une époque et maintenant laissé à l’abandon, avec une petite maison donnant sur la route qui reliait Villeurbanne au boulevard de ceinture, une maison que Francis allait farouchement réparer et agrandir jusqu’à construire deux appartements contigus qu’ils loueraient avec au rez-de-chaussée une grande pièce louée quelques années plus tard  à une auto-école.

L’ancien maçon construisait maintenant pour lui-même –il n’avait jamais supporté les patrons- et réalisait ainsi son rêve « d’investir dans la pierre, dans du solide  » comme il disait, ajoutant : « Ce n’est pas de la monnaie de singe comme on nous a refilée. Hein Gaby, à la Libération, qu’est-ce qu’elles valaient tes économies, hein, trois fois rien. Lessivées les économies de tous les couillons dans notre genre -et ils sont nombreux-  bouffées par l’inflation. »

« Chat échaudé craint l’eau chaude. » Alors maintenant, ils plaçaient dans la pierre, dans un pays en pleine reconstruction où, même si la région avait connu peu de dégâts matériels, contrairement à d’autres, beaucoup de bâtiments qui n’avaient pas été entretenus depuis longtemps, étaient vraiment en mauvais état. Bref, ils piaffaient de passer du liquide au solide.

Francis jubilait. « Eh oui, mes chers amis, enchaîna-t-il, en 1948 pour inciter les propriétaires à rénover des logements vraiment décatis, sans commodités, l’État avait décidé de ne plus encadrer les loyers pour les logements mis aux normes. Belle aubaine sur laquelle j’ai sauté illico. On transformait les petites alcôves, nombreuses à l’époque dans les vieux appartements, en petites salles d’eau, on bouchait les fissures, on cassait une cloison, un coup de peinture, un coup de badigeon, et le tour était joué. Quinze jours de boulot avec Gaby, avec Bébert Magadoux ou Pénicaud, tu sais, celui qui a ensuite monté sa petite boîte de travaux publics dans l’impasse au fond de la place des Maisons-neuves. »

« À chacun son truc, lui répondit Marcel, nous on travaille à notre rythme sans se mettre martel en tête, sans se demander comment récupérer les loyers impayés, comment vider des squatters, ceux qui saccageaient tout et qu’il fallait poursuivre, coûtant parfois plus cher que ce que tu récupérais. »   

« C’est vrai qu’il fallait mouiller sa chemise et se battre parfois pour récupérer les loyers ou son bien. Mais c’était notre lot et on n’a jamais rien demandé à personne pour sen sortir. » Et s’adressant à ma mère : « Ah, je me souviens de ton père Lina, quand on allait se ravitailler chez lui en Bresse pendant l’Occupation, qui marmonnait entre ses dents en soulevant un peu son chapeau, si, si, je revois encore ce geste qu’il faisait souvent : "Quand on a de l’argent, on est toujours malin". Le pauvre, lui qui n’en a jamais eu beaucoup. Trop honnête pour ça ! »

Lina ne répondait pas, elle savait bien que sur ce point il avait raison. Mais qu’y faire ? Elle se sentait désarmée, ayant toujours peur que ses maigres économies ne fondent comme neige au soleil. Et c’est ce qui s’était produit : son maigre pécule d’avant guerre avait fondu et ne valait plus rien quelque huit ans plus tard.

« Et oui, malheureusement il avait bien raison ton père, Lina, » disait Marcel qui  ajoutait pour changer de sujet : « Allez, maintenant, un petit air d’accordéon pour mettre l’ambiance, on va chanter à Gaby sa chanson préférée, la chanson du maçon de Maurice Chevalier : « Un maçon chantait une chanson… »

Leur maison de Bron, elle représente encore pour moi d’abord des bruits et des odeurs. Cet escalier en bois, long et étroit, qui menait du hall d’entrée à l’appartement, craquant et geignant sous les pas pesants de Germaine, agrippée à la rampe, râlant sur ses degrés si pentus : « Un jour, je vais bien me fracasser le crane sur le carrelage d’en bas… » Francis ne disait rien mais lui aussi sentait le poids des ans, le fait que la pente lui paraissait de plus en plus raide.  Il avait tendance à grossir et, parvenu en haut des marches, il soufflait comme un bœuf.


Des odeurs de cuisine stagnaient souvent dans l’escalier, des odeurs de viande rôtie qu’ils adoraient tous les deux (mais fortement déconseillée par leur médecin), se diffusaient jusque dans le hall d’entrée ou des odeurs plus douces, safranées, citronnées quand Germaine préparait des gâteaux. Pour moi, les fragrances douces ou pimentées des desserts de Germaine qui me chatouillaient agréablement les narines, resteraient le symbole des dimanches chez  "tata Germaine". Les gâteaux, c’était son pécher mignon à Germaine, elle adorait les confectionner, pétrir longuement la pâte jusqu’à lui donner cette onctuosité qui faisait son secret. Ah, quel délice, la tarte aux prunes nappées de crème fouettée de tante Germaine !

« Oh, soupirait-elle pour qu’on la rassure, les mains sur les hanches en contemplant son œuvre, que de travail pour quelques minutes de dégustation ! »

« Mais quelles sublimes minutes allons-nous vivre », assurait Lina sans rire, pas avare de superlatifs pour rassurer à Germaine et lui faire plaisir. Entre elles, c’était plutôt un jeu, Germaine se plaignant pour qu’on lui fasse des compliments sur son repas, qu’on passe autant de temps à parler de la succulence de son rôti, de son gâteau qu’elle en avait mis à les faire.
Elle était ainsi Germaine, le cœur sur la main, le genre soupe au lait qui montait vite sur ses grands chevaux, parfois d’une susceptibilité à fleur de peau, gonflant comme ses gâteaux passés au four.

« Oh, on n’est pas malheureux » aimait-elle à dire comme si elle voulait s’en convaincre elle-même. Et bien sûr, chacun se récriait, mettait en avant ce qu’il y avait de plus positif dans leur existence. « La retraite, pas question, martelait Francis, qui l’avait pourtant prise "officiellement", même si on ne se lève plus à quatre heures du matin. Maintenant, on prend son temps, ah ce que le jardin nous bouffe comme temps aussi mais on n’achète plus guère de légumes et de fruits… je suis devenu un vrai paysan ! »

« C’est l’aube d’un temps ancien, elle allume l’horizon mais elle ne parvient pas à faire grandir le jour. »
JMG Le Clézio, Alma, p 316

Derrière cette façade optimiste, leurs « vieux jours » comme elle disait, furent assez  moroses. Des ennuis de santé bien sûr, Francis pestait contre ses rhumatismes, une certaine langueur les prenaient, eux qui n’avaient jamais su se reposer, toujours à échafauder des projets, à critiquer les fonctionnaires et les congés payés, seuls les paysans échappaient à leurs critiques. Ils avaient beaucoup forci, gourmandise et manque d’exercice se conjuguaient pour augmenter la corpulence de ces deux sanguins. Même s’ils s’occupaient beaucoup du jardin, ils ne se dépensaient plus comme avant. « Ah la la, pestait Francis, il me faut trois fois plus de temps pour faire les choses maintenant ! »

Pas question d’admettre que son corps résistait à sa volonté d’activité, à ces rhumatismes qui le condamnaient parfois à tourner en rond dans la maison, à ce cœur qu’il fallait maintenant ménager, « vas donc bricoler au garage ou faire un tour dans le jardin » lui criait Germaine quand elle ne pouvait plus le supporter. Il grognait, enfilait sa veste et allait s’occuper, désherber un peu quand il pouvait, bichonner ses arbres fruitiers, tailler les rosiers de Germaine, « oh, y’a ben toujours quelque chose à faire au jardin » disait-il avant de descendre dans sa resserre à outils. 

Une certaine solitude aussi les avait gagnés, malgré les dimanches animés en famille. Leur caractère entier n’arrangeait rien. Ils avaient réussi à se brouiller avec presque toute la famille, sauf son frère, Gaby et Marcel qui savaient trop bien comment ne pas aller trop loin, assez fins pour temporiser et les amadouer.

Pour rien au monde les autres n’auraient répondu à une invitation qu’ils n’auraient d’ailleurs pas faite, trop orgueilleux pour faire le premier pas. Les oncles et cousines habitaient pourtant leur ancien quartier, disséminés autour de la place des Maisons-Neuves,  mais ils avaient depuis longtemps pris des précautions pour s’éviter, tournant ostensiblement la tête si jamais ils apercevaient Francis livrant son charbon.

Mais leur grand chagrin fut leur fils Jean qui ne ressemblait en rien à ses parents. Autant ils étaient costauds et bravaches, autant Jean était effacé doux et sensible. « Tout le caractère de son oncle Eugène » disait Germaine sur un ton de reproche en haussant les épaules. Trop différents, ils ne s’entendirent jamais et Jean partit de la maison dès qu’il le put, se maria avec « une fille sans ambition » qui lui ressemblait, c’est bien connu « qui se ressemble s’assemble ». Les discussions familiales étaient souvent ponctuées de récriminations contre Jean.
« Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de ce gosse ! » s’exclamait Germaine, en soupirant, dans les périodes de crise, quand ça allait vraiment mal entre eux, qu’il se refermait sur lui-même, s’enfermant dans sa chambre pour ne plus entendre les cris et les reproches.

La naissance de Monique deux ans après fut une bénédiction, même si Francis cacha mal sa déception de n’avoir pas eu un second garçon. Pour Germaine, elle fut sa princesse, elle si dure envers elle-même et les autres, passait tout à cette enfant qui lui ressemblait, plus calme cependant, sans les emportements de sa mère, prête aussi à tout pardonner à cette mère si excessive, y compris l’amour qu’elle lui portait. Par contre, Francis ne leur passait rien, pas plus à elle qu’à Jean, parfois trop entier, trop injuste, comme s’il voulait leur faire vivre sa propre jeunesse. Monique essayait la tendresse, les bisous pour l’amadouer mais sans beaucoup d’effets, soucieux de montrer son autorité.

Jean baissait la tête et allait bouder ou pleurer dans sa chambre. « Il ne connaît pas son bonheur ce gone, il a tout ce qu’il veut… ah goûter un peu à la vache enragée comme moi à son âge, ça ne lui aurait pas fait de mal. Ça vous forme le caractère ! » grommelait son père quand il le voyait taiseux avec son air de chien battu.

Ce qui par-dessus tout énervait Francis, c’était l’inertie de Jean, pas même un rebelle auquel il aurait pu se frotter, se révoltant contre son sort, contre ses parents, non, il se contentait d’encaisser, de se sauver quand il pouvait. Francis tempêtait, s’énervant tout seul tandis que Germaine tentait de la calmer, « ce que tu fais ne sert à rien, même le menacer de la pension n’a aucun effet » mais Francis ne l’écoutait pas, elle parlait dans le vide.
Monique, qui savait esquiver, aller dans le sens de son père si nécessaire, consolait son frère, lui donnait des conseils mais Jean ne savait pas faire, il avait beau tenter de se forcer, son naturel lymphatique revenait sans qu’il n’y pût rien.

Un jour, ce fut le drame : Monique encore toute jeune - qui approchait la trentaine si je me souviens bien- en train d’étendre du linge dans la cour de sa maison, s’affaissa soudain pour ne plus se relever. Crise cardiaque diagnostiqua le médecin appelé à la hâte.

Sidération. Ils préférèrent s’emmurer dans le silence, Germaine qui babillaient sans cesse, toujours en mouvements, n’ayant plus de forces, plus de larmes pour extérioriser cette douleur qui la laissait désemparée. Mais leur désespoir se lisait sur leur visage. Eux les sanguins qui avaient toujours eu des joues bien rondes leurs traits se creusèrent et le regard devint moins expressif, plus lointain. Eux qui n’avaient jamais compté que sur eux-mêmes, qui n’avaient jamais eu besoin des autres, s’en remirent aux rares amis qui les soutenaient,

Ils avaient bien encore quelques griefs contre leurs voisins, quelques procès en cours contre des locataires impécunieux, mais le cœur n’y était plus. À peine s’ils fulminaient encore contre l’État, les fonctionnaires, les chômeurs, les profiteurs et les fainéants et les impôts bien sûr qui ne servaient qu’à « engraisser des politiciens qui vivaient à nos crochets. » Mon père, qui passait les voir de temps en temps, disait alors à ma mère qui l’interrogeait : « Ça va, ils vont bien, ils ont piqué leur petite colère contre "tous ces incapables qui complotent pour nous tondre." Ils se portent à merveille. »    

Après la mort prématurée de Monique leur vie se rétrécit, la famille se dispersa. Peu de temps après, leur gendre et leur petite-fille partirent vivre du côté de ses parents. Cet éloignement leur serra le cœur, même s’ils cachaient tant bien que mal leur désarroi. Ils se virent de moins en moins jusqu’à n’avoir de nouvelles qu’à travers une carte postale ou les vœux de fin d’année. Jean aussi déménagea, laissant se creuser un vide entre eux. Il passait rarement, juste en coup de vent pour prendre des nouvelles, entendre les mêmes récriminations, les mêmes reproches, « on ne te voit plus, tu viens de moins en moins », les mêmes lamentations sur leur santé déclinante, rien qui eût donné à Jean l’envie de revenir plus souvent ou d’aller les voir avec ses deux enfants.

Jean préférait la compagnie de son oncle Eugène avec qui il avait beaucoup d’affinités, ce côté appliqué, taiseux de l’artisan. Il allait le voir dans son échoppe du Vieux-LyonEugène travaillait les peaux de cuir, leur donnant la patine  nécessaire pour les vieillir, pour qu’elles s’intègrent ensuite le mieux possible dans le redu des reliures et des couvertures à réparer. Il aimait ce travail si méticuleux exécuté dans un silence que venait parfois briser le son aigrelet de la sonnette de l’entrée qui annonçait la venue d’un client. Il pénétrait avec précaution, comme par effraction, dans cet univers poussiéreux qui répandait une odeur à la fois douce et entêtante faite des produits qu’utilisait Eugène, gêné parfois, avec un livre sous le bras, enveloppé dans du papier-carton ou glissé dans un cartable.  Là, il se sentait bien, aidant parfois son oncle au façonnage ou à la réparation de pages déchirées, jaunies, mangées par l’humidité.

Je ne suis jamais repassé dans le quartier ou même devant leur maison. Très vite, les héritiers ont tout liquidé. J’ai revu l’oncle Eugène, très bavard quand on savait s’y prendre avec lui, qui m’a raconté leur jeunesse et beaucoup d’anecdotes sur la famille, leurs relations. En Savoie, dans les Huretières, il ne reste plus guère de famille mais Eugène a gardé une maison près du village. Il s’y trouve bien, y a encore quelques amis qui sont comme lui à la retraite, qu’il voir souvent, me fait une fête quand j’arrive, surtout depuis qu’il est seul et que sa chère Jeannette est partie.
 
Là-bas, les choses ont bien changé. En Maurienne, il ya ceux qui ont bénéficié du boom de l’or blanc et les autres. Et le village fait partie "des autres", somnolant au pied du Grand Colombier. Eugène aimait bien s’y rendre à la belle saison, faire un peu de jardin, arpentant les alentours du village comme jadis quand il était enfant, faisant  de longues balades le long des chemins balisés tracés par la mairie pour attirer les touristes.

Et puis lui restait sa passion : les livres et la reliure. Il avait son petit cercle de passionnés qui lui apportaient de vieux livres à réparer, à relier. Oh bien sûr, pas de incunables, pas d’ouvrages d’auteurs connus, mais souvent des livres reliés pleine peau comme on savait les faire il y a un siècle ou deux, qui avaient souffert de l’usure du temps et de l'ingratitude des hommes, qu’ils bichonnait pendant des heures dans son petit atelier qui exhalait des odeur de cuir, de colle et de térébenthine. Même la bibliothèque du quartier lui apportait tout un tas de livres hétéroclites qu’il s’évertuait à remettre en état, quels que soient les ouvrages, « un livre, disait-il, c’est d’abord le symbole de la passion d’un auteur, du temps, de l’énergie qu’il a dépensée pour l’écrire, que le livre soit bon ou pas, et ça il faut le respecter. Un beau livre, attrayant, avec une belle couverture, ça participe aussi à l’envie de le lire. »
Ma passion des livres sous toutes leurs formes, qu’ils soient beaux, ludiques, érudits, ou simples livres de poche, je la tiens sans doute de lui.

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