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Les Chevessand
28 mai 2018

Un bougnat savoyard - Chapitre 9

Chapitre 9 - Vivre et survivre

Vivre et survivre             p 48-51 --  4 p
Le copain de Chazelles  p 52-54 --  2 p
L’arrivée de Mathilde    p 54-58 --  5 p

Dans les années 1940-42, on s’enfonça vraiment dans la guerre, dans les années de cendre. Il allait falloir vivre et d’abord survivre, trouver à tout prix un charbon qui se raréfiait, trouver d’autres sources, d’autres filières d’approvisionnement.
Faute de tout, il faudrait avoir des idées.

Les Menier allaient apprendre eux aussi –et à leurs dépens- ce qu’on appelait "l’économie de guerre" et la mise en coupe réglée des ressources du pays par l’Allemagne. Moral en berne, Germaine était une pile électrique, toujours en mouvements, toujours en imprécations contre tous les fauteurs de guerre à clouer au pilori, au point que Francis ne parvenait plus à la supporter. Bientôt plus d’alcool, de vin pour le bistrot, bientôt plus de charbon à livrer, tout partait en Allemagne. « Qu’est-ce qu’on va devenir » geignait-elle, comme s’ils ne s’en étaient pas toujours sortis, de toutes les situations, de toutes les ornières de la vie. À deux, contre les autres au besoin. « On s’est toujours battus jusqu’ici, non, pourquoi veux-tu que ça change ? rétorquait Francis. Il faut continuer à se battre, crois-tu qu’on puisse un jour se reposer sur ses lauriers ! Il faut faire preuve d’imagination, il faut regarder autour de soi, savoir comment les autres s’en sortent. »

Germaine le regardait, interdite. Jamais il n’avait tant parlé… cette flamme dans le regard, cette fois ce n’était pas de la colère. Elle se sentait réconfortée quand elle sentait cette volonté, cette puissance qui émanait de lui.

« Je suis allé rôder un peu du côté de chez quelques concurrents, j’ai pris quelques contacts, histoire de voir comment ils s’en sortent. Certains ont pris les devants, prêts à participer à l’effort de guerre. Ah la belle formule pour dissimuler le fait qu’ils défendent simplement leurs intérêts, qu’ils évitent de mettre leurs œufs dans le même panier ! Bravo. De toute façon, on n’a pas vraiment le choix. Les autres sont foutus. »

Gaby avait finalement été incorporé dans l’infanterie peu de temps avant la débâcle. Pas de chance. Il fut de ceux censés défendre la ligne Maginot qui se retrouvèrent avec les Allemands dans le dos, dérivant, dérivant ainsi jusqu’à Dunkerque… sans pouvoir aller plus loin. Une nouvelle "course à la mer", comme pendant la Grande guerre, mais cette fois-ci pas de tranchées, à cause de l’évolution des techniques. Plus tard, les Allemands constelleront ces plages de blockhaus pour construire "le mur de l’atlantique" et d’autres murs tout au long des côtes, mais on n’en était pas là.

             
Gaby dans les Ardennes       

À coups de marches forcées, ils espéraient vaguement passer à travers les mailles du filet et réussir leur repli. Raté, son unité se trouva enfermée dans des bois quelque part dans les ArdennesGaby ne savait plus bien où il était, où il allait, il marchait, son fusil dérisoire à la bretelle. Des jours et des jours de marche dans des conditions difficiles, précaires, on dormait comme on pouvait, on mangeait ce qu’on trouvait, les unités se mélangeaient, l’intendance semblait s’être volatilisée.            

Il s’astreignait à prendre des notes, chaque soir sur des bouts de feuille avec un crayon à papier qu’il économisait, bien rangé dans une poche de sa vareuse. « J’avais l’impression, dira-t-il plus tard, que c’était inimaginable ce que je vivais, qu’on me traiterait d’affabulateur quand je raconterai ce qu’il m’était arrivé.
Puis ce fut Dunkerque, un espace en peau de chagrin qui se rétrécissait de jour en jour, un terrible Week-end à Zuytcoot et, enfin, la reddition qu’il vécut comme une délivrance.  Prisonnier de guerre, pratiquement sans combattre, quelle dérision ! « J’avais l’air malin avec mon fusil contre les chars de Guderian ! » dira-t-il à ses cousins.

Francis reçut quelques nouvelles de Gaby, lui qui répugnait à écrire trouvait dans cette activité un dérivatif à ses incertitudes, à son moral en berne. Quelle honte face à ceux de 14-18 qui s’étaient sacrifiés pour rien, pour en arriver là ! Des lettres brèves, sans trop de jugement, seulement quelques allusions pour déjouer la censure, juste pour donner des nouvelles, se rassurer, sentir à distance le souci des proches, l’amitié d’un copain, d’un cousin, se rattacher à la vie d’avant, à la vie normale, des lettres surtout faites d’anecdotes e de souvenirs. Quelques notations aussi, prises au vif, griffonnées en hâte lors d’une halte ou d’un bivouac.

Témoin, cet extrait d’une lettre de juin 1940 :

« Devant l’ennemi, on résiste un temps puis on "décroche" comme ils disent, c’est-à-dire qu’on  reflue comme on peut en y laissant des plumes. Entraîné par le flot, j’avance comme un somnambule, les mollets douloureux, les pieds en sang, les épaules entamées par les courroies de mon havresac. On marche sans ordre, sans destination… la tête vide, espérant seulement trouver de quoi manger et dormir au sec. Une vie au jour le jour. Autour de moi, des visages fermés, hirsutes, à l’air résigné ; des gars du contingent sans grande formation, juste dix ou quinze jours de maniement d’armes, artilleurs sans canons, fantassins paumés. »

Ça changeait des versions officielles relayées par les journaux. Preuve aussi que la censure aussi était débordée par les événements. À travers le regard de Gaby, Francis, Germaine et les clients du bar suivaient l’évolution du front comme une espèce de reportage, tout ce que taisaient largement les informations de la presse et de la radio, provenant souvent du service d’information de l’armée.  

Les passages évoquant le déroulement de la guerre disaient bien la pagaille et la détresse des hommes, l’imminence d’une défaite totale, même si comme le note Stendhal à propos de Fabrice, que l’on soit comme lui en première ligne à Waterloo en juin 1815 ou comme Gaby dans les Ardennes en juin 1940, on n’a qu’une vision très restreinte de la situation militaire.

« Ce matin, cohue grisaille couleur de défaite. Marché toute la journée et une partie de la nuit, couché sur une infâme litière dans une cave glaciale. Sans mes bonnes jambes, j’étais pris. Peu sont parvenus à filer, à s’infiltrer entre les lignes ennemies. Libre encore, mais pour combien de temps ? Un groupe a tenté de résister avec une mitrailleuse, planqué à la lisière du bois. Résultat : il a tenu disons une demi-heure en étant optimiste, apparemment, aucun survivant. »

Plus de lettres pendant au moins trois semaines, perdues, en souffrance, détruites, comment savoir quand tout est désorganisé, puis une dernière lettre, commençant par ces mots, « je vous écris comme si je mettais une bouteille à la mer, sans espoir qu’elle vous parvienne un jour, mais allez savoir avec le hasard… et se terminant ainsi :

« Ça ne s’arrange pas. Rien ne semble plus fonctionner, les gradés ont l’air aussi paumés que nous. Cette fois, je sens l’étau se resserrer. Je marche encore et toujours, remonté comme un automate, la faim au ventre, harassé, abasourdi, l’esprit bien loin de tout ce gâchis. La guerre, je ne sais même plus contre qui je suis sensé me battre, je dors un peu et je marche encore et toujours comme un marathonien qui ne connaîtrait pas le terme de sa course, qui n’aurait plus d’objectif. J’’ai lu que Bonaparte avait gagné des batailles avec les jambes de ses soldats, avec leur capacité à se déplacer rapidement… maintenant, les jambes ce sont les chenilles des chars et nous, apparemment on n’en a pas beaucoup ! »

              
Gaby du côté de Dunkerque

La lettre suivante de Gaby, elle viendrait du stalag XVII quelque part en Allemagne, Francis ne se souvenait plus, Gaby au rythme de ses évasions étant ensuite envoyé vers Hambourg puis en Bavière pour remplacer les paysans allemands décimés par la guerre. Et c’est sa femme Lina qui viendrait leur lire, leur donner des nouvelles du prisonnier de guerre, du KG 8176, un homme sans nom désormais. Une tête de mule –trait marquant de famille- qui malgré les conditions de vie que beaucoup enviaient aux prisonniers de guerre français, bien traités, qui recevaient parfois quelques colis obligeamment envoyés par les services d’aide aux prisonniers de ce brave maréchal Pétain, multipliait les tentatives d’évasion pour réussir enfin en juin 1944.

Ainsi, la guerre semblait s’éloigner au rythme de la défaite. Les Allemands occupaient une grande partie du pays qui "palpite comme un lutteur vaincu tombé sur le genou du vainqueur". 

Dans la pagaille qui suivit la débâcle de mai 40, sans doute que des lettres se perdirent, d’autres arrivèrent un peu après en un paquet de trois lettres dûment visées par la censure.
Image d’une France en perdition. La guerre entrait chez les Menier par la petite porte.

Dans le quartier, rien de visible n’avait changé. C’était plutôt dans les têtes. Des voitures militaires passaient à vive allure, se dirigeant vers le centre-ville,  Bellecour et Les Terreaux ou vers la préfecture. Peu de gens sortaient désormais, juste pour faire ses courses, mener les enfants à l’école… la ville devenait peu à peu silencieuse et déserte. Pour Germaine et Francis, les quotidien était plus difficile et le deviendrait de plus en plus, y compris dans la zone dite libre… tant qu’elle durerait.

Ils se plaignaient bien sûr, mais sans en rajouter, sachant qu’ils n’étaient pas les moins bien lotis en ces temps d’occupation, de bouleversements qui impliquaient  une reconfiguration  des rôles sociaux qu’ils considéraient comme favorable. Même s’ils ne l’analysaient pas ainsi, leur flair, leur instinct de survie leur montrait la voie à suivre, le sens dans lequel allait désormais souffler le vent de l’histoire, en tous cas pour un certain temps, connaissant aussi les caprices d’un vent qui pourrait bien, soumis à des forces contrastées, changer de sens un jour ou l’autre.
 
Pour d’autres par contre, la vie devenait de plus en plus difficile, ils le voyaient bien aux tickets de rationnement, à la gêne de certains clients qui payaient plus rarement leur tournée au bar ou qui éprouvaient le plus grand mal à se chauffer. Francis livrait maintenant moitié moins de charbon qu’avant-guerre, et ce n’était pas seulement un problème de pénurie. Il disait –en privé bien sûr, sous cape- que les gens étaient comme des oignons : plus ils mettaient de couches de vêtements, moins ils avaient de charbon à mettre dans leur poêle.

Au marché par exemple, plus de rebus, de légumes entamés, de patates flapies, de fruits entamés, à moitié pourris, de pain sec ou même moisi, les rares déchets laissés sur place étaient récupérés par exclus des circuits du marché noir.  « Ce qui intéresse les Français, c’est leur ventre » disait Francis, qui exhibait sans complexe son embonpoint.

- Ne t’y trompe pas Francis, dit un jour Eugène qui passait parfois en coup de vent, sur un ton qui ne plaisait pas vraiment à son frère, s’attaquer à la liberté des juifs, des francs-maçons, des communistes, c’est un jour ou l’autre s’attaquer aussi à la nôtre. On a vu ce qui s’est en Allemagne après la victoire nazie en 1933, ou plutôt les Français n’ont rien vu parce qu’ils ne voulaient rien voir. Et maintenant ils vont voir.
- Hou lala, lui répondit Francis qui refusait d’entrer dans ce genre de discussion, pour moi, la liberté c’est beaucoup plus simple : le droit de vivre décemment et la politique, celle du porte-monnaie.
Pas vrai, les gars ?
- T’as bien raison Francis, faut pas chercher midi à 14 heures. Si on avait fait le ménage avant, on n’en serait pas là, enchaîna Louis Leprince, tout content de mettre son grain de sel dans la discussion.

Mais Eugène aimait bien avoir le dernier mot, y compris devant les clients, ce qui bien sûr déplaisait à Francis.
- Quand même, grogna-t-il, demandez donc à Sanchez ou à Mazzini s’ils sont de cet avis, eux qui ont combattu le fascisme aussi bien en Espagne qu’en Italie
- Tout ceci est bel et bon mais ce n’est pas le problème fulminait Francis qui savait où son frère voulait l’embarquer. Nous, on veut conserver notre liberté pour pouvoir prospérer.
Pas vrai, Germaine ?
- Ouais. Demande-le donc à nos chers clients. Pour eux, la liberté c’est avoir les moyens de venir boire un coup et d’acheter ton charbon pour avoir chaud.
Succès assuré. Applaudissements nourris des clients.

Eugène levait les bras en signe d’impuissance. Germaine, en bonne commerçante,  savait mettre les rieurs de son côté.

Le copain de Chazelles

Jusque-là, Francis n’avait jamais fréquenté les autres charbonniers de la ville. Ils se réunissaient, faisaient parfois la fête, Francis le savait, mais c’était surtout des auvergnats qui restaient entre eux, s’épaulaient, aidaient les nouveaux à s’installer. Une espèce de caste assez fermée aux autres bougnats, qui dominait le marché et fixait les prix. Il n’avait nulle envie de flirter avec eux.

Un jour, tirant la petite charrette qu’il prenait pour ses plus courtes tournées, alors qu’il tournait à l’angle de la rue Paul Bert pour prendre l’avenue Félix Faure, il tomba nez à nez avec Pierre Blachon, charbonnier comme lui et surtout compagnon de chambrée pendant son service militaire. Presque deux ans ensemble, ça crée des liens, et ils n’étaient pas encore bougnats à l’époque. Ils s’efforçaient bien d’écrire, une lettre par-ci, par-là, mais leurs relations s’étaient espacées pour en arriver à une carte à l’occasion de la nouvelle année.  Pierre était aussi doué  pour écrire que Francis.

-Ben, pour une surprise, c’est une surprise…
-Ah, ça tu peux le dire Francis ; si je m’attendais…
- Et moi donc… Qu’est-ce que tu fous dans le quartier ?
Francis, la charrette presque vide, finissait justement sa tournée et il entraîna Pierre chez Léon, un des bistrots de la place des Maisons-Neuves, pour discuter et évoquer des souvenirs devant un bock de bière.  Ils voulaient se reconnaître avant de refaire connaissance, de combler les vides de l’éloignement.

Pierre Blachon, lyonnais qui connaissait bien le quartier, avait fini par s’installer à Chazelles-sur-Lyon dans le pays de sa femme, une bourgade dans la montagne entre Lyon et Saint-Etienne. Aussi n’en revenaient-ils pas de s’être retrouvés ainsi ; le hasard vous joue de ces tours !  

Pierre avait eu comme un éclair, le temps que se fixe l’image, tandis que Francis était resté planté devant sa carriole, stupéfait, pensant à quelque ressemblance. Après un bref  instant de silence :
- Oh, mais c’est le Pierrot ou son jumeau !  
- Mais, j’ai la berlue ou c’est Francis !
Autant d’exclamations pour masquer leur sidération.

La conversation roula au début sur les nouvelles de la famille, les enfants qu’ils ne connaissaient pas, puis elle se centra sur leur métier. De quoi peuvent bien parler deux bougnats qui se retrouvent après tant d’années… La discussion éclaira Francis sur la façon de se diversifier pour mieux traverser les heurts de ces temps. Pierre Blachon charroyait aussi bien des sacs de charbon, du bois découpé ou en fagots que des casiers de bouteilles d’eau naturelle de la région, comme la Parot ou la Badoit, et même en été des pains de glace de Saint-Galmier. Ça paie autant que le charbon, c’est moins salissant et moins saisonnier.

- Tu vois Francis, on croit que le métier c’est pour les gros bras qui soulèvent toute la journée des sacs de charbon de 50 Kilos. Eh bien, pas du tout ; faut s’enlever cette idée de la tête. Le métier, ça consiste à connaître les besoins des clients pour tenter d’y répondre. En ce moment par exemple, pas question de leur vendre des boulets hauts de gamme que la plupart ne peuvent plus payer ; même si on en refourgue encore un peu au noir.

Francis buvait ses paroles, attentif, pour lui une révélation qui lui ouvrait bien des horizons. Il en avait bien eu l’intuition mais sans rien concrétiser. Bien sûr, il fallait faire évoluer le métier à la lumière des transformations sociales.

- Ici, ça devient très difficile, les plus pauvres utilisent "l’amour", tu sais cette poussière de charbon qu’ils humidifiaient, en recouvrant le feu qui ainsi peut "tenir" toute une nuit, ce fameux " feu obscur sans flammes". Ou alors, ils installent d’énormes longueurs de tuyaux pour gagner de la chaleur, augmentant les risques d’asphyxie.
C’est de plus en plus fréquent maintenant.

- À Chazelles aussi c’est difficile, beaucoup d’habitants n’ont pas encore l’eau courante, puisant l’eau aux fontaines de la ville, celles de la Bascule ou de la Ramousse ou d’autres plus loin de chez moi. Mais tout le monde n’en a pas une près de chez lui et ceux qui ont les moyens préfèrent être livrés. Alors je livre de l’eau en bouteille ou des sodas. Je suis "en cheville" avec une petite entreprise du village qui produit la limonade "la mouette" et des sodas au goût citron et orange qu’ils appellent "le pressé jaune" et "le pressé orange".

- Mais tu ne peux pas mélanger les bouteilles et les sacs de charbon… On alors tu fais plusieurs tournées.
-  Ça m’arrive mais j’ai acheté une remorque à double essieux –et oui, il ne faut pas hésiter à investir- pour livrer mes liquides ou des pains de glace aux commerçants qui sont équipées des grandes glacières que fabrique Bonnet à Villefranche. J’ai maintenant mes fournisseurs, Russier par exemple pour la limonade "le Velin", les sirops de fruits à la belle saison et les siphons d’eau de Seltz.

- Si ça se trouve Pierre, bientôt tu ne seras même plus bougnat !
- À temps partiel en tout cas. Toi, tu es mieux loti que moi dans ton quartier, car je suis soumis à une concurrence sévère, deux dans mon coin, rue de Versailles et un peu plus haut rue désirée, sans compter ceux de la place Neuve et de la rue Verpilleux. Alors oui, je cherche d’autres débouchés.
- Alors pour toi, le bougnat c’est foutu ?
- pas encore, pas encor en tous cas, viens je vais t’expliquer.

Ils sortirent et Francis, pour être tranquilles,  l’emmena jusqu’à l’espace public de la Ferrandière où ils pourraient se balader en toute liberté.

- Pour le moment, j’ai… comment dire,  une filière qui me permet  de m’approvisionner directement à la gare de Viricelles, en allant sur Saint-Étienne. On y trouve un peu de tout, "le maigre", plusieurs calibres de "gros", et même du "quart-de-gros", ce bel anthracite, très calogène, aux formes diamantines et aux reflets brillants réservés aux plus riches, «  pour les gros clients qui sentent le marché noir » grinça Pierre Blachon, ajoutant après un silence, « Mais comme on dit, n’est-ce pas :"Pourvu que ça dure". »

- J’ai ai marre, se lamentait Francis, de toujours courir après quelques sacs de charbon et de mendier auprès de mes fournisseurs. La pénurie s’étend de partout. Tu crois pouvoir me dépanner avec ta combine ?

Pierre lui fit un clin d’œil en hochant la tête.
Francis aussi investit à son niveau. Il acheta un vieux Berliet équipé d’un gazogène pour aller chercher du charbon à Viricelles avec Pierre et en profiter pour ramener d’autres marchandises. La joie d’être avec l’ami Pierre Blachon, de connaître sa famille, de changer d’air et d’oublier ses soucis. Au retour, il était tout guilleret, prêt à sillonner de nouveau le quartier avec sa charrette et ses sacs de charbon. Tellement content de ses escapades que Germaine en était jalouse, se demandant bien ce qu’il lui cachait pour en revenir comme d’une cure de jouvence.  Jalouse de Pierre, cet ami qui le rendait plus heureux qu’une femme. Ça n’améliorait pas son caractère et la relation avec son mari. Mais elle ne semblait pas s’en rendre compte, disant à qui voulait l’entendre : « Le voilà repartit chez les Blachon. Ah ses voyages à Chazelles lui font plus de bien qu’une cure thermale ! »

                
Des mineurs de cette époque                           L’utilisation de wagonnets

L’arrivée de Mathilde

La vie continuait ainsi, avec les contraintes de la guerre, mais sans plus. Et justement, d’une certaine façon, la guerre les rattrapa. Pour Germaine et Francis, cette info était passée inaperçue. Pourtant, elle ne fut pas sans conséquences dans leur vie. En juillet et août 1940, les Allemands décidèrent d’expulser vers la zone libre tous les juifs d’Alsace-Lorraine, y compris par la force. La dissolution des syndicats qui intervint peu après suscita bien des réactions et alimenta largement les discussions dans le bistrot. De même que la grande grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais qui intéressait Francis mais aussi beaucoup de ses clients qui commentaient avec abondance le déroulement du conflit. « Avec la guerre et Pétain, finie la liberté, déplorait Roger Costas, conforté par Salvator Mazzini « Ouais, après l’Italie que j’ai dû fuir, la vermine s’étend et gagne la France. »

Un jour, ils virent arriver dans le quartier des familles déracinées, des juifs expulsés d’Alsace-Lorraine vers la zone libre par les Allemands et des Alsaciens lassés de vivoter dans une Alsace devenue étrangère, sous citoyens soumis aux vexations, dont on avait parfois réquisitionné le logement. Les autorités françaises les casaient comme elles pouvaient, réquisitionnant les appartements réputés libres mais à Lyon, il y en avait peu. Même la Résistance peinait à trouver des planques "officielles" pour ses agents. La mairie avait lancé un appel au peuple –ainsi que ses sbires pour convaincre les propriétaires récalcitrants- pour dégotter tous les lieux habitables dans l’agglomération et offrir si possible du travail aux nouveaux arrivants.

Ce serait une opportunité, se dirent-ils, la souillarde derrière le bar est libre et Germaine, enceinte de quatre mois, aura bientôt besoin d’aide, d’autant qu’il ne faudra plus compter sur Edmonde, la nièce de la concierge. Pour cette "bonne action", ils toucheraient un forfait journalier de la mairie. Une bonne action doublée d’une bonne affaire. Il suffit, spéculait Francis, d’aménager un peu la pièce, d’y mettre quelques meubles, un petit coup de badigeon, un bon coup de peinture blanche pour l’éclairer, la rendre plus agréable et le tour est joué.
Affaire conclue.

La semaine suivante, Mathilde arriva avec à la main, une petite valise aussi fatiguée qu’elle.  Elle pointa son museau sans oser entrer, toquant la vitre, entrant timidement sur un geste d’invite de Germaine.

 
« J’ai voulu fuir Colmar, devenir une réfugiée comme on dit, mais finalement, j’en ai été expulsée par les Allemands qui occupent de nouveau l’Alsace. Voilà, encore une fois, ma ville n’est plus tricolore. On n’en sortira jamais.  Vous vous rendez compte, chassée de chez moi, loin de ma famille » dit la jeune femme en se laissant tomber sur une chaise.

Sans doute sous l’effet de souvenirs, quelques larmes coulèrent qu’elle essuya maladroitement en s’excusant. « Oh, ne vous excusez pas, lui dit Germaine, visiblement touchée par son désarroi, votre réaction est bien normale. Ah, nous vivons une bien triste époque. » Elle lui servit un café, mélange de vrai café et de maïs grillé. « Il y a longtemps que je n’ai bu un si bon café » dit-elle à Germaine, histoire de lui faire un compliment.  Elle n’osait trop la questionner pour ne pas en rajouter et raviver des souvenirs douloureux.

 Elle s’appelait Mathilde Adlershof, une "alt deutschen" autrement dit une allemande alsacienne, donc pas tout à fait allemande, de celles dont se méfiaient les "vrais" allemands, avec la lettre D sur sa carte d’identité. Une discrimination bien réglée, sa tante d’origine belge ayant par exemple une carte "C". Elle avait pris peur depuis qu’on avait expulsé tous les Alsaciens-Lorrains d’origine juive, se demandant « à qui le tour après » ? Depuis aussi que son frère avait été incorporé dans l’armée allemande. C’est un "wacke", un "malgré nous", lui aussi suspect, son unité formée d’alsaciens, bien séparée des autres, à l’écart. Des saboteurs en puissance ceux-là, plus Français qu’Allemands, des gens différents, à surveiller, à isoler. On les envoyait de préférence sur le front de l’Est, son frère combattra d’abord dans les Flandres puis en Prusse orientale où il affronta en 1944 l’armée russe qui déferlait sur le flan est de l’Allemagne. Mathilde le reverra après-guerre, claudiquant avec des éclats d’obus dans une jambe. Mais vivant, ce qui en soi, était déjà un exploit.

C’est ainsi qu’ils furent mis devant une réalité qu’ils osaient à peine imaginer. Pour eux, un autre monde. On était bien loin du discours rassurant qu’on leur servait chaque jour. Bien sûr, ils lisaient le journal sans trop croire à la sauce maréchaliste qu’on leur servait, pour le commenter avec les clients aussi et comparer avec les rares clients qui possédaient une TSF et pouvaient écouter le BBC. Méfiants, partagés, sachant qu’on leur mentait – « radio-Paris ment, radio-Paris ment », comme serinait Londres à longueur d’ondes- mais aussi friands d’informations sur la vie quotidienne et le déroulement du conflit.

Francis, mal à l’aise, aurait voulu se défiler sans savoir comment. Germaine, pourtant pas très maternelle, eut pitié et tenta de l’apaiser, cherchant un dérivatif. « Venez, venez donc visiter votre petit chez vous, je vous aiderai à vous installer. » Elle l’entraîna tout en la soutenant, pour une visite des lieux, espérant avoir trouvé un moyen de lui changer les idées.

Un destin inimaginable pour eux, descendants de paysans enracinés dans leurs montagnes, même si la Savoie avait pendant longtemps été séparée de la France. Les forts de la Maurienne, ou ce qu’il en reste, témoignent encore des guerres entre la France et le duché de Piémont-Savoie. Ils étaient la première génération  à quitter le pays pour ne plus y revenir. La première génération à tourner la page, à tourner le dos au passé. Sans doute, une blessure sans commune mesure avec le destin de Mathilde. Une jeunette de 18 ans traînant un lourd passé, la puissance des pesanteurs sociologiques, le poids des générations précédentes coincées entre les deux pays depuis l’unification allemande. Comme si parfois le Rhin s’élargissait démesurément, laissant les populations démunies.

Pendant les deux années qu’elle resta chez les Menier, Mathilde Adlershof  fit partie de la famille. C’était une jeune fille vive et volontaire qui disait que pour aller de l’avant, il fallait mettre le passé entre parenthèses. Le passé récent, c’était pour elle une famille éclatée, son frère guerroyant quelque part en Prusse orientale puis dans les Flandres avec l'armée allemande, ses parents repliés dans la ferme familiale dans les montagnes vosgiennes, sa cousine étudiante à Berlin, dont elle n’avait aucune nouvelle. Rien d’extraordinaire, le lot commun des familles alsaciennes.

Ils découvrirent une jeune fille volontaire qui aida beaucoup Germaine dans une grossesse qui s’avéra difficile, un gros bébé qui s’annonçait, plus de 4 kilos à la naissance, qu’elle prénommera Monique, en souvenir d’une amie d’enfance dont elle admirait la bonne humeur, l’entregent.

Avec un peu aussi de nostalgie pour sa Maurienne natale qu’elle n’avait pratiquement pas revue depuis plus de trente ans. Adaptation rapide qui faisait l’admiration des Menier : elle secondait Germaine sans être rebutée par son caractère, servait parfois au bar, toujours souriante, discutant de tout et de rien avec les clients comme une bonne commerçante. Comme si de rien n’était, comme si la situation était normale.
Même si elle pleurait parfois dans sa chambre le soir.

« Une extraordinaire capacité à rebondir, un tempérament » disait Germaine, un brin admirative, elle si d’ordinaire avare de compliments, prompte à occulter sa précarité, sa condition de réfugiée, disant sur un air badin « oh vous savez chez nous en Alsace, on a l’habitude d’être ballotés d’un pays à l’autre, nous aussi avons fait pareil avec les Altdeutschen, ces Allemands venus s’installer en Alsace après l’annexion et qu’on a renvoyés de l’autre côté du Rhin après 1918. Maurice Barrès, notre grand chantre du nationalisme, ne disait-il pas: "L’amour de la France et la haine de la Prusse brûlent ici d’une ardeur égale" ».

Pour sa copine Rola, expulsée sans ménagement, en plein hiver, adieu le beau lycée de la "Höhere Mädchenschule" rebaptisée lycée Camille Sée, près de la statue d'Auguste Bartholdi, un enfant de Colmar. Elle est renvoyée, « pas de Boches chez nous » tonne la directrice sur un ton courroucé.

Germaine
n’aimait pas qu’elle plaisante avec les clients toujours à bavasser à tort et à travers, toujours à plaisanter, oh sans mauvaise intention certes, mais quand même… Les bistrots à cette époque étaient souvent des nids à indics. Fallait se méfier, les murs avaient trop souvent des oreilles dans les lieux publics. Allez savoir si parmi ces bons clients, presque des amis pour certains, ne s’était pas glissée une brebis galeuse qui rencardait les flics. Un gars pas vénal, enfin pas vraiment, mais qu’ils tenaient, qui aimerait bien qu’on lui efface une grosse ardoise, qu’on "oublie" quelque dette criante ou ses petits trafics.

Alors méfiance. Elle l’avait bien mise en garde contre une trop grande familiarité, éviter de copiner, de flirter, même si ça ne prête pas à conséquence…

Même avec son beau-frère qui, lui semblait-il, passait plus souvent au bar ces derniers temps. Prétexte tout trouvé : des clients à voir dans le quartier ou sur Montchat. Il passait, sa serviette ou un livre sous le bras, mangeant parfois un bout avec eux quand Francis avait fini sa tournée matinale, donnant un coup de mains, s’attardant sans vergogne. Les sens toujours aussi aiguisés, Germaine s’était vite demandé ce qui motivait ce changement d’attitude d’Eugène. Réponse évidente : il venait pour le charme désarmant de Mathilde. Pas pensable se dit-elle au début, dubitative, mais… pourquoi pas ? Dans le métier, elle en avait vu bien d’autres,  alors effectivement  pourquoi pas ?

Difficile de sonder Eugène qui répondait simplement : « Ah Mathilde, elle a beaucoup de charme, elle met de l’entrain dans la maison, de l’ambiance au bar, c’est un plaisir de la voir, elle qui a pourtant traversé tant de difficultés. » Façon aussi de dire que son frère et sa belle-sœur étaient loin d’être des boute-en-train. 

Germaine, de plus en plus intriguée par la sollicitude d’Eugène envers Mathilde, en parla à son mari qui haussa les épaules. 

- « Bah, qu’est-ce que tu vas imaginer, Eugène… Oh, oh, il a autre chose en tête. On dirait que tu n’le connais pas ! »
- Ouais, on croit connaître, on croit jusqu’à preuve du contraire… Des fois, on tombe de haut. »

Germaine laissa tomber mais tenait Mathilde à l’œil sans rien remarquer de particulier jusqu’au jour où elle la suivit et qu’elle la vit rejoindre Eugène dans la resserre à bois au fond de la cour où Francis stockait du bois à sécher. Pas de gestes intimes entre eux, ils échangèrent quelques paroles, Mathilde se glissa quelques instants dans la resserre et ils se séparèrent rapidement. Mais le manège se répéta plusieurs fois sans qu’elle pût en saisir la signification. Stupéfaction de Germaine qui échafauda des tas d’hypothèses. Que pouvaient-ils bien comploter ? Et derrière son dos en plus, elle qui avait recueilli la malheureuse réfugiée en quête du gîte et du couvert.

La révélation survint rapidement quand Mathilde s’éclipsa et fila vers les greniers, en fait une sous-pente où l’on accédait par l’arrière du bâtiment, dans un étroit couloir, par une vieille échelle. Nouvelle stupéfaction de Germaine : cette partie des greniers, ouverte sur le toit,  ne servait plus depuis longtemps, qu’est-ce Mathilde pouvait bien trafiquer par ici ?

Après le départ de Mathilde, elle rappliqua dare-dare avec Francis, grimpant avec difficulté sur une échelle étroite et branlante et faillit avoir une crise cardiaque en pénétrant dans le grenier : deux personnes apeurées se tenaient au fond, serrées l’une contre l’autre, emmitouflées dans leur manteau. Francis se saisit d’un bout de bois tout poisseux avant de s’avancer vers les deux intrus qui tremblaient de peur. « Non, non, pas voleurs, Mathilde,  où est Mathilde… » balbutia l’homme en tendant les bras pour se défendre.

 Panique de Mathilde qu’il fallut d’abord calmer avant qu’elle puisse s’expliquer : c’était un couple de juifs alsaciens pris en charge par le réseau d’Eugène qui, cherchant désespérément une solution pour les héberger, avait pensé à Mathilde et au grenier de son frère. D’où la présence récente d’Eugène qui assurait le ravitaillement. D’où les disparitions subites de Mathilde.

Réunion orageuse et explications embarrassées d’Eugène qui s’évertua à minimiser le rôle de Mathilde tout en étant bien obligé de reconnaître son appartenance à un réseau de résistance. C’était bien sûr une solution transitoire -pour quelques jours tout au plus- avant de les faire transiter jusqu’en Savoie, jurèrent-ils tous les deux dans un même élan.

Peu importe, le mal était fait et Francis rouge de colère, leur fit remarquer que c’était d’abord à eux qu’ils faisaient prendre des risques, et ce à leur insu. Eugène laissa passer l’orage, pensant s’en tirer à moindre frais mais, soumis à un interrogatoire serré, finit par avouer que la resserre à bois servait aussi de boîte à lettres à la Résistance.
Une idée d’Eugène : ménager des caches dans des rondins de bois en les évidant assez pour pouvoir y placer du courrier ou des fonds destinés à financer les filières lyonnaises de la Résistance. 

Une émotion, une trouille à posteriori qui fit chanceler Germaine. Elle se laissa tomber sur une chaise et Francis explosa : « Inconscient, tu es vraiment inconscient… Nous faire courir de tels risques… Jamais je ne te pardonnerai ! » Eugène reconnut tout ce que voulait Francis et obtint quelques jours de délais pour trouver une autre planque. Il fut immédiatement interdit de séjour chez eux, sanction qui dura bien plusieurs semaines. Mais la peur passée et les deux réfugiés évacués en Savoie, ils finirent par en tirer gloire.

Ce fut leur fierté, leur fait de Résistance, mieux qu’une belle décoration,  qu’ils contèrent et racontèrent à l’envi dès la Libération en donnant à leur récit la dimension épique qui en faisait toute la saveur.

C’est ainsi que les Menier devinrent de bons Français pouvant marcher la tête haute, gloser sur « les attentistes, les "double jeu" et les résistants de la dernière heure », et Germaine ne s’en priva pas.

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