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Les Chevessand
14 juin 2018

Un bougnat savoyard - Chapitre 13

Chapitre 13- Le 14 juillet 1945

131 - Un jour particulier

Dame, « une Libération, une Renaissance » disait Eugène, même si la guerre et l’Occupation hantaient encore les mémoires, même si les cartes d’alimentation rythmaient toujours la vie quotidienne pour un bon moment, ça devait se fêter comme un événement exceptionnel.

Pour préparer les festivités de ce 14 juillet 1945 au caractère particulier, les nouvelles autorités avaient mis le paquet. Si le temps était de la partie, ce serait un énorme défoulement collectif, une gabegie dans la pénurie, comme un noble décavé qui organise un ultime banquet avant la saisie.  

On avait hâte de voir défiler "les héros", ceux qui avaient fini par ramener la France dans le concert des "Grands". Fierté, orgueil de voir le général De Lattre de Tassigny placé sur le même plan que les anglo-saxons et les russes. Pas besoin de réécrire l’Histoire, elle le fait très bien elle-même. Pas question de gratter la biographie du futur maréchal, de pointer son pétainisme de bon aloi, son ralliement tardif à la Résistance, on ne touche pas aux héros. « Les gens avaient trop besoin de se rattacher à quelque chose » disait Eugène en haussant les épaules.

Germaine aurait voulu que ce jour ressemble à celui qu’ils avaient organisé le 14 juillet 1939. C’est pour ça qu’elle y tenait : pour effacer la peur diffuse qui régnait alors, par un jour de liesse et d’espoir. « Pas la peine de ressasser le mauvais, vaut mieux aller de l’avant » disait-elle volontiers, sur un ton sans réplique. Eugène ne disait rien, s’éloignant chaque jour des illusions qu’il avait pu nourrir sur "la vertu cathartique de la guerre", plaisantant de sa naïveté. Pour aussi se faire valoir devant les clients, jouer à la bonne française qui avait recueilli une Alsacienne, caché des juifs dans son grenier…

Tout le monde ne partageait pas la confiance de Germaine même si beaucoup préféraient y croire. Si le gouvernement provisoire semblait encore solide, conforté dans la volonté de rassembler, on sentait déjà les premières lézardes zébrer les belles résolutions du Conseil National de la Résistance.

La famille proche était là bien sûr. Eugène et Jeannette descendus de leurs montagnes savoyardes pour l’occasion, lui tout auréolé de son combat dans la Résistance, le Bizot de la lutte en Maurienne, qui avait refusé toutes les sollicitations politiques que lui valait ce subit prestige. Gaby aussi avait tenu à être présent, soutenu par Lina, amaigri et fatigué après la campagne de France, ses quatre ans de captivité et ses nombreuses tentatives d’évasion. Marcel aussi avait changé, il venait moins souvent, mettait moins souvent l’ambiance avec son petit accordéon et ses ritournelles à la mode.

Aujourd’hui c’était la fête, la preuve que le malheur appartenait au passé. Il avait promis à Germaine de mettre l’ambiance, « tu verras ma belle, on mettra le feu d’artifice dans les cœurs ! » Même l’oncle Louis était venu, grand résistant disait-on, et bientôt conseiller municipal de Lyon, ce qui avait fait rougir Germaine de plaisir, d’avoir à sa table deux types aussi éminents, bien en cour à  la mairie susurrait-on comme si c’était un privilège sans nom.

Eugène et Gaby étaient allés faire quelques pas dans la rue pour se dégourdir les jambes et sans doute aussi pour pouvoir discuter à leur aise.

- Maintenant que nous sommes seuls, qu’est-ce que tu penses de la situation, toi qui sais bien des choses.
- Oh, toi aussi, tu me prêtes bien des pouvoirs !
- Tu sais Eugène, j’ai assez de bouteille pour savoir que la vérité est comme une échelle numérotée de… je ne sais pas… disons de 1 à 10. La vérité telle qu’elle est distillée par les journaux ou la radio se situe au mieux vers la moyenne mais je trouve qu’elle est rarement au-dessus… Tous les beaux esprits qui parlent de transparence me font bien rire.

- Tu ne vas pas devenir comme mon frère, individualiste impénitent.
- Tu n’es pas un homme de pouvoir et tu ne le seras jamais. Moi non plus d’ailleurs. On en a trop vu dans l’entre-deux-guerres pour avoir encore des illusions et savoir qu’on sera les dindons de la farce. On peut se battre à la marge, avoir des petites victoires de satisfaction… et même s’en satisfaire. Mais de là à croire à la victoire du peuple
- Je vois bien ce à quoi tu fais allusion. Les périodes de découragement, je connais moi aussi, quand rien ne va, ou des temps d’euphorie comme ceux qu’on vient de vivre. Lucide, sûrement pas aveugle. Les victoires ne sont jamais définitives, les matchs sont toujours à rejouer, c’est ainsi.
- Ce que je sais, c’est que je suis obligé de repartir à zéro, l’impression que j’ai perdu dix ans. L’inflation m’a bouffé toutes mes économies d’avant-guerre… et regarde dans quel état je suis revenu !
Eugène sourit doucement de son petit air timide.
- Je vais faire mon possible Gaby, au moins il en restera quelque chose : si j’ai une once de pouvoir, ce sera l’occasion de le prouver.

Gaby haussa les épaules, comme s’il s’était jamais plaint, comme s’il avait jamais de sa vie demandé une faveur. Eugène lui pressa l’épaule : « Ce sera à la loyale, je n’aurai qu’à défendre ton dossier… »

    
                       Documents de l'époque

Francis, par nature peu patient, bouillait face à la pagaille qui régnait dans le pays, souvent une bonace trompeuse parfois ponctuée de lames de fond surprenantes qui s’allumait comme fétu de paille pour s’éteindre aussitôt.

Grosse colère contre ce gouvernement qui lui rappelait fâcheusement les "gouvernements de concentration" d’avant-guerre, servant seulement à gérer les affaires courantes. « De toute façon, on prend les mêmes et on recommence… le changement, c’est quand on tourne en rond. » Pour lui, tous ces politiques ne servaient à rien, sinon à coûter cher aux contribuables. Chaque fois qu’il dépliait l’Aurore, il ne manquait pas de baver sur ce qu’il considérait comme « un foutoire ».

- Regarde-moi ça Eugène, disait-il à son frère en ce jour de liesse, que pourrait-on bien espérer de cette clique qui rappelle trop cette baderne de Lebrun ou ce dingue de Deschanel, des mollassons incapables de trancher dans le vif, de taper du poing sur la table (joignant le geste à la parole). On avait quand même espérer mieux ! Heureusement qu’on a sauvé la ligne Maginot !

Eugène connaissait trop son frère pour s’engager dans ce genre de discussions. Il lui répondait par des hochements de tête et quelques grognements qui pouvaient tout signifier. Eugène, comme Gaby mais pour d’autres raisons, avait tiré un trait sur son passé, disant qu’on ne sortait pas indemne d’une telle aventure. Des hommes nouveaux pour une nouvelle politique. Mais il y croyait de moins en moins, au fil des jours et des problèmes qui assaillaient cette nouvelle république en gestation.

Pour conjurer l’avenir, on chanterait tous à l’unisson les refrains rassurant des ritournelles à la mode, on reprendrait en chœur la chanson  prémonitoire  de Ray Ventura "Tout va bien madame la marquise", celui qui fait comme si tout allait bien et répugne à jouer les Cassandre.

- En tout cas, comme l’écrit l’Aurore, reprit Francis, « les événements se précipitent : on en est à l’époque de la douche froide. »

Germaine
qui avait toujours été une bonne nature, supportait bien sa grossesse. Une grossesse heureuse bien qu’elle ressentît parfois la fatigue de la journée, les jambes lourdes, un coup de pompe au point de s’asseoir quelques instants, au point d’être en retard pour préparer le repas. Francis grognait bien un peu mais, lui qui ne remarquait jamais rien, se rendait bien compte qu’elle n’était plus aussi vaillante. Il aurait pu la taquiner sur son manque d’allant, lui faire remarquer, mi figue mi raisin « qu’elle avait perdu sa taille de guêpe », autant de piques dont elle ne formalisait d’ailleurs fort peu. Elle aurait rétorqué vertement qu’il était resté un paysan mal dégrossi, ce qui n’était pas une contre vérité. Il se contentait de grogner un peu, parfois même de lui pincer les fesses, en lui faisant voir ses grosses mains de paysans.

Sans doute, aurait-elle bien aimé goûter la douceur de la journée, se laisser aller un peu, quitter cette image d’autorité qu’elle se donnait mais c’était contre nature. Elle était ainsi, il l’avait prise ainsi comme une clause non écrite du contrat de mariage. Même si elle répugnait à "prendre quelqu’un" comme l’avait susurré Francis sans trop y croire, Elle s’y résolut, vaincue par la fatigue.  C’est ainsi  qu’Edmonde, une des nièces de la concierge du 131 fit son apparition dans leur vie. À la fin du printemps, période d’étiage pour les charbonniers, Francis aménagea la plus spacieuse des pièces du grenier.

Portrait d’Edmonde jeune écervelée qui faisait rire les clients, joyeuse et sans façon mais tête en l’air, bavarde qui n’écoutait rien, oubliant aussitôt ce que lui disait Germaine. Inutile d’ajouter que très vite elle exaspéra Germaine qui la vira peu de temps après son accouchement.

132 - Le défilé du 14 juillet

Ce 14 juillet, le pays entier s’était drapé de tricolore. Défilé grandiose tout au long de la presqu’île, de la place Carnot à la place des Terreaux. Avec arrêt obligatoire place Bellecour, dépôt de gerbe à l’endroit où des Résistants ont été exécutés l’année précédente, après un attentat, où on allait bientôt ériger une statue colossale, le veilleur de pierre avec cette inscription : « Passant, va dire au monde qu'ils sont morts pour la liberté. »

Un orateur affirmait que ce 14 juillet 1945 était « plus que jamais fête nationale puisque la France y fête sa victoire en même temps que sa liberté. Et n’oublions pas que nous commémorons aussi le 155e anniversaire de la prise de la Bastille. »

Des troupes si fières de défiler dans ces rues où certains passaient en courbant la tête, il n’y avait pas si longtemps. Du monde partout, dans toutes les rues transversales qui relient les rives du Rhône aux quais de Saône, des drapeaux partout comme s’il n’y avait désormais que trois couleurs dans le spectre lumineux, plein de têtes joviales décorées de peintures tricolores qui exprimaient leur joie en dansant et en chantant. Même regarder les enfants jouer, courir et crier était un ravissement, comme si on avait oublié pendant les années noires que cela fût possible. Sur la place des Terreaux, pas moyen de bouger un doigt, le ministre du travail Ambroise Croizat devant y prendre la parole.

Ils préférèrent rebrousser chemin plutôt que de jouer des coudes dans une foule de plus en plus dense et revenir vers la place Bellecour rejoindre le défilé qui montait en direction des Terreaux. Une formation aérienne passa au-dessus d’eux, des chasseurs P47 et P51, volant à basse altitude dans un fracas assourdissant.

Pour le moment, arrivaient les half-tracks de la 1re Division blindée, des chars Sherman avec en tête le fameux "Tréguier II" du 2e RCA -Régiment de chasseurs d’Afrique et des tanks destroyers "TD M10" du 11e RCA, briqués comme s’ils sortaient de l’usine.

On avait installé au milieu de la place la tribune officielle, décorée du V de la victoire entremêlé à la Croix de la Libération et à quatre disques représentant les nations alliées. Après le défilé, nous eûmes droit à la remise traditionnelle des décorations, Légions d’honneur pour des généraux tandis que quelques héros de la Résistance reçurent quant à eux la Croix de la Libération. Une petite femme tout en noir reçut comme une offrande une médaille à titre posthume au nom de son fils, « mort en héros en retardant le repli d’unités allemandes vers le front normand »,  énonça sur un ton plein d'émotions l’officier en exhibant la médaille.

À l’issue de cette cérémonie, un officier de la Place de Lyon, l’air martial, sanglé dans un uniforme impeccable, s’empara du micro et partit dans une envolée militaro-lyrique qui ne fut du goût ni d’Eugène ni de Francis, ce qui en soi est déjà un exploit :

- En ce 14 juillet, honorons et fêtons notre pays comme il se doit, pensons en particulier à la joie de ceux qui viennent de rentrer d'Allemagne, d'échapper au cauchemar des camps, pour retrouver la terre nourricière perdue depuis un temps "indiciblement long", cette terre qui est celle de la Liberté, de l'Egalité et de la Fraternité. […] En évoquant leurs sentiments nous comprendrons mieux le rôle de notre France dans le Monde et l'utilité du sacrifice depuis qu'au premier jour de ce second conflit mondial, elle est entrée en lice comme au temps des croisades, pour défendre un idéal humain. Et souhaitons le règne de cet idéal…

Le reste du discours se dispersa dans les bruits ambiants et le fait qu’ils s’éloignaient peu à peu de l’orateur, quittant bientôt la place pour se diriger vers le pont de la Guillotière, remplacé pour le moment par un pont métallique Bailey, en attendant la reconstruction du pont endommagé par les Allemands l’année précédente.

Ils étaient franchement hilares, commentant avec ironie les propos de l’officier.
 - Oh, ce temps indiciblement long, disait Marcel en l’imitant.
-  Ah, ah,ah, se moquait Francis, beau discours guerrier, derrière le micro c’est plus facile que devant l’ennemi !
- Ben c’est ainsi, ajouta Eugène, plus circonspect, jolie récupération des symboles républicains…
 
Gaby songeait qu’on penchait plutôt vers l’oubli, le pardon à tous ceux qui sans sourciller avaient prêté serment à Pétain sans état d’âme avant de revenir dans le giron de la République.

À grands renfort de discours, on entrait en pleine période de fraternité !
En tout cas, ils avaient du grain à moudre pour le retour.

133 - Le repas

Germaine tenait absolument à ce que le repas ressemble à celui qu’elle avait préparé le 14 juillet 1939. Histoire de fermer la parenthèse. Histoire d’affirmer une certaine continuité. Volonté sans doute aussi d’afficher un rôle même modeste de résistants,  de contrebalancer un peu le respect, l’espèce de primauté morale dont étaient entourés Eugène et l’oncle Louis, estampillés "Résistants".

Jeannette et Lina étaient de nouveau venues l’aider. Des femmes si différentes mais assez fines pour laisser de côté les sujets de fâcherie, « pour arrondir les angles », disait Lina. Aujourd’hui, elles avaient revêtu leurs plus beaux atours, rivalisant d’élégance autant que la rigueur des temps le permettait. Les hommes posaient des planches sur des tréteaux et les couvraient de grands draps blancs tandis que les femmes dressaient les couverts et posaient sur les tables improvisées des vases remplis de fleurs multicolores pour « donner une touche de gaîté à cette belle journée. »

La famille avait répondu présent, c’était l’essentiel. Quelques voisins aussi. Edmonde, la  nièce de la concierge du 131, qui avait assisté Germaine lors de sa dernière grossesse, était venue aider à l’organisation de la fête. Apparemment, la douce Edmonde ne lui tenait pas rigueur de l’avoir remerciée sans ménagements.

Mais on notait aussi beaucoup d’absents, partis ailleurs, éparpillés, disparus, évaporés dans la nature. Les fantômes des aigris, des collabos, des profiteurs et trafiquants, les Parpillot, Augustine Mahy ou Jeanne Zicco, mais aussi les blousés du système comme Séverine, "Lizzie belle amie", rôdaient encore dans le quartier comme des remugles dont on ne parvient pas à se débarrasser.

On n’en parlait pas, surtout pas, mais on sentait bien leur présence, au détour d’une remarque ou d’un souvenir évoqué sans arrière pensée mais qui prenait soudain un sens particulier. Regard noir de Germaine quand Francis s’oublia en commençant une phrase par « Comme le disait Roger Costa… » Il préféra lever son verre en trinquant à l’avenir. Le passé récent était encore trop sensible.

« Une parenthèse, une parenthèse » répétait Germaine. Lina se demandait si on n’était pas plutôt revenu en arrière, façon d’effacer ces années funestes. Non, rien ne serait jamais comme avant même si chacun avait fini par reprendre ses activités, sa petite existence, pressé de tourner la page. Même Eugène s’était décidé à reprendre son travail, ses habitudes, vivre autre chose en prenant ses distances par rapport à ses amis de la Résistance. Après le tsunami formidable qui avait submergé la France, chacun aspirait à l’oubli, se réfugiant dans la quiétude du quotidien. Le repas d’aujourd’hui était bien le symbole de cet état d’esprit, une façon de solder les comptes. 

Même Francis évitait les sujets polémiques, répugnant à asticoter son frère, lançant quand même quelques piques en direction de tous ces politiciens qu’il détestait. « Comme l’écrit l’Aurore, les événements se précipitent : on en est à l’époque de la douche froide. » lança-t-il. « Oui, mais ça vient de l’Aurore » fit remarquer ironiquement Eugène. Son frère, têtu par nature, lui lança aussitôt : « Ah, heureusement qu’on a les Américains, hein ! Sans eux, on serait bien dans la panade ! » Personne n’ayant envie de lui répondre, Germaine invita tout le monde à passer à table sans plus attendre.

- Au lieu de palabrer, vas donc à la cave chercher quelques bonnes bouteilles pour faire le grand écart sur ces maudites années.
- Oui, oui, grogna-t-il en prenant les clés de la cave, je remonte quelques bonnes bouteilles, du Seyssel et de la Roussette comme en 39. Je vais ajouter quelques Apremont et de la mondeuse. Faut bien changer un peu !

Repas savoyard bien sûr : Lina avait confectionné des diots à la polente, Jeannette disposait sur des plats la charcuterie qu’elle avait apportée de la Maurienne ainsi que  la  fameuse pizza savoyarde et Germaine sortait de sa glacière des boulettes d’atriaux rôtis à la poêle, des pormoniers, ces saucisses aux légumes dont elle raffolait.
Conformément à sa volonté, copie conforme du repas de 1939. Avec malgré tout quelques innovations : un entremet de reblochon au miel et tuile de noix et dans les fromages, plusieurs variétés de tommes, du Beaufort et du bleu de Bonneval.
Les mains sur les hanches, Germaine contemplait le résultat d’un air satisfait.

Francis, trop content d’avoir à ses côtés son ami Pierre Blachon qui avait fait avec sa femme le voyage de Chazelles, paradait et racontait comment ils avaient « blousé les boches » en leur vendant plusieurs fois le même charbon ou en leur refilant de vils boulets pour de l’anthracite. Pierre se contentait de hocher la tête quand Francis quêtait son approbation. Germaine rappelait comment ils avaient recueilli Mathilde Adlershof, la réfugiée alsacienne, se portant volontaire pour répondre par simple compassion et lui offrir l’hospitalité aussi longtemps qu’elle le voudrait. Elle exhibait une carte postale que lui avait envoyée Mathilde pour l’occasion, comme un trésor de guerre.

Elle rappela aussi, avec tout le sérieux nécessaire, qu’ils n’avaient pas hésité, malgré les risques, à cacher des juifs dans leur grenier et à dissimuler dans leur resserre une partie du "trésor de la Résistance". Cette fois, ce fut Eugène qui fut mis à contribution, acquiesçant sans barguigner à la grande geste brossée par Germaine, rajoutant même une blague sur la rigueur comptable de sa belle-sœur. Le tout avec un air inspiré et la componction d’un tabellion.
Elle reçut de l’assemblée moult applaudissements et félicitations qui la firent rosir de plaisir.
Germaine exultait. C’était sa journée, son triomphe.

Marcel et son accordéon mirent ensuite l’ambiance. Le répertoire avait beaucoup évolué en cinq ans. On se rassurait maintenant en reprenant tous en chœur les derniers succès de Maurice Chevalier. Exit Ray Ventura et sa "madame la marquise", on chantait à tue-tête cet appel à l’union sacrée dans la paix retrouvée avec "Ça fait d’excellents français" : « Et tout ces gaillards / Qui pour la plupart / N'étaient pas du même avis en politique / Les v'là tous d'accord / Quel que soit leur sort / Ils désirent tous désormais / Qu'on nous foute une bonne fois la paix ! » ou cet hymne à la France éternelle avec "Ça sent si bon la France" : « Ce vieux clocher dans le soleil couchant / Ça sent si bon la France ! Ces grands blés mûrs emplis de fleurs des champs, Ça sent si bon la France ! Oh ça sent bon le pays ! Et tout doucement, la vie recommence. »
Un texte en osmose avec l’actualité !

134 - Le feu d’artifice

La nuit était à peine tombée quand le feu d’artifice illumina le ciel lyonnais. Les allées du Parc de la Tête d’or débordaient de monde. On aurait dit que toute la ville s’était donnée rendez-vous ici pour fêter cette renaissance de la France éternelle. Pour une fois, accord total, pas une voix discordante ne s’éleva pour critiquer. Même Francis ne trouva rien à redire. Ce son et lumière prenait une autre signification dans cette ville considéré comme la "capitale de la Résistance".

On ne dévisageait plus son voisin pour savoir s’il ressemblait à un Résistant ou un "gestapiste". On ne levait plus le nez en l’air pour guetter avec anxiété le grondement des avions puis le fracas des bombes mais pour s’émerveiller des figures et des rosaces multicolores qui zébraient le ciel dans une pétarade réjouissante. Plus de silences angoissés, plus de cris effrayés mais des « ah ! » et des « oh ! » d’admiration.

 Le dernier pétard éteint, le dernier sifflement strident disparu dans des odeurs de poudre, la foule s’ébroua puis s’écoula en silence, encore dans son ravissement, bruissant de commentaires susurrés.

 Des mines sérieuses et appliquées, contrairement aux mines déconfites d’une tristesse apeurée de 1939. Plus rien non plus de la liesse débonnaire de l’année précédente. Libérer le pays pour libérer les esprits.

Le retour fut bon enfant, on devisait tranquillement dans les travées du parc puis dans les rues qui se vidaient lentement, Francis lançait quelques blagues de son crû. On trouvait de nouveau normal de se balader le nez en l’air sans se préoccuper de couvre-feu, de contrôles, de forces de l’ordre patrouillant dans la ville, pourchassant et arrêtant tous ceux qui traînaient dans les rues après le couvre-feu.

L’air était comme eux ce soir, léger, aérien, même si, faute de courant, les réverbères s’éteignirent très tôt.  On parlait encore avec une certaine retenue, même Germaine modulait sa voix criarde et Francis se méfiait de sa grosse voix. Germaine avait raison de rétablir les liens entre ces deux 14 juillet, de passer sans transition de 1939 à 1945, d’enjamber la guerre et l’Occupation pour mieux les oublier en les neutralisant. Mais Eugène aussi avait raison de mettre en garde et de penser que jeter cette période aux orties de l’Histoire ramenait à la troisième république et à ses pratiques.

<<< Ch. Broussas • Un bougnat Savoyard Chap 13 • ° © CJB  ° • 06/2018  >>>

 

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