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Les Chevessand
24 mars 2020

Les portraits

     

Portrait-témoignage de MODUS p95-101 [100 lignes] - maj 13-04-22

Je suis issu d’une vieille famille française et j’en suis fier. Quand on sait ça, on se fait une certaine image de moi. Erreur. On peut remonter aux Croisades pour trouver un ancêtre mort à Saint-Jean d’Acre. Même si certains insinuent que ma biographie serait mâtinée d’un doigt de fiction. En tout cas, du beau linge. Mais le linge ne résiste pas au temps et des hauts faits, des beaux mariages, il ne reste guère que de beaux souvenirs, roulés par le temps comme les galets d’un torrent.
Je n’en dirai pas plus sur mes origines, autant par pudeur que par orgueil pour ma lignée, et mes actions montrent bien que je ne suis nullement l’otage de ma classe.
Au contraire.

Pendant l’entre-deux-guerres, l’époque de ma jeunesse, ma famille possédait encore quelques beaux restes, assez en tout cas, pour faire illusion. Elle comptait sur les plus jeunes pour plus tard « relever son rang » comme disait mon grand oncle en se rengorgeant. Les nantis ne rêvent pas, ils s’illusionnent, surtout quand leur étoile pâlit au firmament de leurs ambitions. Ce grand oncle, imbu de sa personne, fier de ses origines et de ses blasons m’avait impressionné, me rappelant encore aujourd’hui  cet homme que je considérais comme un modèle, une référence, soucieux, bien qu’il fût mort depuis longtemps, d’être son héritier, de ne pas le décevoir. « À ma place, qu’aurait-il fait dans ces conditions… »
Une fidélité, un modèle qui me pesait parfois.  

La propriété de l’Allier, qui ne rapportait plus guère maintenant que les gentleme-farmers ne représentaient qu’un reflet du passé, disparut dans le krash de 1929, l’héritage de mon père fut englouti dans les emprunts russes que les bolchéviques s’empressèrent de dénoncer en récusant tout l’héritage tsariste. Quelques bons larrons de la famille comme cet oncle Joseph qui avait un nom à rallonge, se joignirent à la curée générale pour dépecer ce qu’il restait de l’héritage familial.Jamais je n’admis ce déclin et le rôle de l’État dans ce naufrage financier et social.

En ces temps troublés au printemps 1941, le gros de la troupe familiale, dans une stratégie de défense active, se replia sur la propriété de La Louvesc en Ardèche, avec le portrait du « cher Maréchal » dans ses bagages. Sourcilleux et précis sur le vocabulaire, ses membres se voulaient « Maréchalistes », certainement pas vichystes et encore moins "collabos". Pas question de confondre ! Les Résistants trois ans plus tard, auront tendance à confondre, peu enclins à vouloir distinguer les subtilités entre ces tendances.  Moi, ce mélange socio nationaliste brassant service civique et fête des mères me paraissait plutôt puéril.

Cette même année, je fus atteint de troubles pulmonaires graves qui m’obligèrent à cesser toute activité et que je traînerai, avec des hauts et bas, toute ma vie. En "prenant sur moi", je suis parvenu à surmonter mon handicap, avec la volonté de faire comme si de rien n’était. J’ai toujours pensé que les autres n’avaient ni à connaître, ni à supporter mes difficultés personnelles.  Cette attitude n’a pas toujours été comprise et on a traduit parfois par rigidité mon souci de maîtriser ma vie et mon rapport aux autres.

Cette vie "naturelle" en  Ardèche me permit de côtoyer d’autres milieux,  d’élargir sa palette sociale. Je fus confronté au monde paysan, un monde que je découvrais, à une vie rythmée par la météo et les travaux de la terre. Je fus aussi confronté à la sauvagerie de l’Occupant, Surtout, le passage à tabac brutal de Résistants, dont Pascal, un jeune que j’avais croisé au village, qui me marqua  durablement. Les restrictions à côté, ce n’était rien. On se ravitaillait comme on pouvait, cultivant un peu nous-mêmes, allant jusqu’à Satillieu pour certaines denrées, même s’il fallait prendre des risques et passer parfois des barrages.

La guerre, c’était aussi la vie qui se rétrécit, au rythme des combats et de la répression, les libertés bafouées, la suspicion entre Résistance et dénonciations. . « Plus jamais ça » grinçais-je entre mes dents,  « non, plus jamais ça ».  Assez timide dans le fond, surtout quand je ne connaissais pas, j’ai refoulé pendant des mois ma frustration avant d’être un jour intrigué par le manège du palefrenier du domaine. Approche timide. Il me fallut du temps pour l’apprivoiser.

C’est ainsi que j’ai intégré la Résistance par la petite porte, à un petit niveau qui fut la découverte d’un autre univers, celui  de l’action collective. Les gars tempérèrent  mon enthousiasme de jeune homme exalté en me faisant distribuer des tracts. « Ça fait aussi partie d’ l’action mon p’tit gars, commenta Pascal, même si ce n’est pas spectaculaire. »

Je fis ensuite la "boîte aux lettres" comme ils disaient, assurant les liaisons entre les groupes et les réseaux à pieds ou plus souvent sur un vieux vélo de femme qu’on avait récupéré dans une ferme. Un rôle obscur et dangereux qui, de dénonciations en manque de rigueur, fera beaucoup de dégâts dans nos rangs.

Lutter, c’était d’abord se méfier de tout et de rien, être toujours sur le qui-vive, la peur d’être suivi et de mettre tout le monde en danger.  J’en ai connu des arrestations, des gars abattus par des collabos, l’impression terrible de n’être en sécurité nulle part. C’est sans doute de là qu’est né mon goût pour l’organisation, ce besoin de tout contrôler qui me vaudra des amitiés indéfectibles mais aussi des inimitiés tenaces de ceux qui rejetaient  mes méthodes qu’ils jugeaient autoritaires.

 Par exemple, c’était en juin 1944, un peu après le débarquement de Normandie,  portant un pli –une convocation pour une réunion- au domicile d’un responsable FTP, je tombe sur une patrouille allemande à l’entrée du village où je me rendais. Arrêté, retenu comme otage, je reste des heures sous un soleil de plomb devant un peloton d’exécution l’arme au pied. C’était apparemment en représailles à une attaque d’un convoi allemand. »

Voilà comme les choses se passaient à l’époque, arrestations arbitraires, tortures, meurtres… Ça vous forge un homme plus sûrement que n’importe quelle éducation. Ma vie était alors d’une précarité telle que son cours échappait à toute analyse. Avec cette impression à la Libération que j’aurais dû y laisser la vie, que ce que je vivais depuis lors était du bonus, du "rab".

Après la guerre, je me suis engagé à fond pour aider ceux qui, comme Pascal, mettaient leur vie en jeu pour défendre la  liberté,  avec à l’esprit ce vieux pris en otage, qui priait, poussait parfois un cri de peur, qui gémissait doucement ou cette jeune femme inconnue qui hurlait le nom de ses enfants, répétant «mais que vont-ils devenir sans moi » et finissant par s’écrouler sur le sol humide de la cour où ils attendirent pendant des heures interminables.

La guerre se termine, se déporte vers l’Allemagne  mais ce n’est plus "ma" guerre, la Résistance a laissé place à une armée de métier qui fait une guerre classique, grignotant ce qu’il reste de l’arrogante Allemagne du Reich.

Changement de vie. Désormais, c’est pour moi le temps des missions humanitaires en Afrique, le choc d’une autre misère qu’on trouve normale, inhérente à la condition humaine des Africains. Sentiment d’une action toujours à recommencer, incomprise, contrebalancée par des Africains si généreux, si attachants et aussi si fatalistes. 

Je suis resté presque un an en Afrique, entre le Mali et le Tchad, dans cette zone déshéritée du Sahel où les villages semblent émerger du sable, et je n’en ai guère rapporté qu’un paludisme tenace que j’ai traîné pendant des années.

À l’époque, j’ai  vingt-huit ans. Je retrouve l’Afrique avec un mélange d’espoir et de mélancolie mais cette fois avec ses petits blancs cyniques qui me tapent sur les nerfs et leur sentiment débile de supériorité. Un racisme normal, encré dans le quotidien qui me hérisse le poil. Le vide de ces vies, c’est quelque chose d’indicible, qui me dépasse.

Retour en France pour reprendre le combat. Pour continuer, il faut rejeter, être fort, relever  "the struggle for life" comme on dit, "le combat pour la vie". La France est un pays extraordinaire. On n’a pas vraiment le droit d’aider des mouvements étrangers mais en fait on nous fout la paix tant qu’il n’y a pas contradiction flagrante entre nos actions et les intérêts français. On nous tolère, l’administration ferme les yeux. On est comme chiens et chats, à chaque coup de griffe, on fait le dos rond dès que le temps se gâte.

Je repense parfois à la guerre, quand les rangs s’éclaircirent, que des militants baissent les bras, abandonnent, que des gars qu’on avait aidés disparaissent, trop de risques, peut-être aussi parfois pas assez de précautions. Il fallait réamorcer les réseaux, reprendre les fils rompus et redonner le moral. J’ai compris que désormais, ce serait ma vie, que tout serait toujours à refaire mais n’est-ce pas le lot de toute action humaine ?

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Portrait  n°2 Corléon  p101-106   - 50 lignes (3p) maj 14-04-22

J’ai passé ma jeunesse au Maroc, au bon temps des colonies. La prise de conscience, les événements s’en chargent… ou pas. Pour moi, elle est due à un fait précis, cruel : Sur une route marocaine, l’associé de mon père percute avec sa voiture un jeune marocain et l’abandonne mourant sur le bord de la route. Fait divers banal. À bord du véhicule, personne n’a bronché comme si rien ne s’était passé.  Un simple coup d’œil entre passagers et on passe à autre chose.
Circulez, y’a rien à voir. Moi, je restai tétanisé, sans voix. Je ne savais que penser, que ferait mon père en l’apprenant ? Il n’a rien fait.

Certains appellent ça la conscience politique, pourquoi pas, mais pour moi, ce n’était pas une idée en l’air, une philosophie, non, c’était des images indélébiles. Mon domaine, c’était alors l’architecture, ma façon d’être. À cette évocation, son grand copain d’alors Mehdi lui avait rétorqué : « Viens faire la Révolution, tu feras ton Le Corbusier plus tard. » Comment résister à Mehdi , comment résister à la force intérieure qui l’animait ?

Oh, je peux bien l’avouer : la Révolution au début ce n’est pas très excitant. On m’a testé pour connaître ma fiabilité, savoir si je n’étais pas un infiltré. Bref, on a fait connaissance. Les choses sérieuses ont commencé avec l’évacuation de gars grillés qu’il fallait mettre au vert.  Jeu de cache-cache, jeu dangereux avec une police pas vraiment  motivée pour intervenir.  Activités pourtant officiellement illégales.

Période heureux de ma vie, malgré ou à cause du danger toujours latent.La jeunesse a besoin de se frotter au danger, de tester sa résistance.  J’ai sillonné l’Europe, avec des incursions récurrentes dans l’Espagne franquiste pour aider des clandestins communistes. C’est ainsi que j’ai rencontré à deux reprises l’écrivain Jorge Semprun, alors membre influent du Parti communiste espagnol. Semprun connaissait Madrid comme sa poche pour y être né et y avoir passé sa jeunesse. Il connaissait parfaitement le centre ville vers le Retiro. Sans lui, on aurait vraiment galéré malgré l’aide de contacts inquiets, qui craignaient en plus d’être sous surveillance.  Même avec une bonne couverture, ils étaient  quand même en délicatesse. Ce bavard impénitent de Semprun  m’a longuement raconté "sa" guerre, la Résistance puis son "grand voyage" comme il disait avec son ironie bon enfant, dans la touffeur du train qui l’emmènerait en Allemagne, sa dure survie ensuite au camp de Buchenwald dont il s’est largement inspiré dans ses récits de guerre et de déportation. J’n garde un souvenir ému, comme quoi même dans les moments difficiles, il peut y avoir des éclaircies.

Les choses évoluaient vite. La  clandestinité use les hommes, ils disparaissent, s’effaçaient aussi, happés par les risques pris et la pression constante de leur état de clandestins.  Le "turn over" dirait-on maintenant, obligeait à reformer souvent les équipes, à intégrer les nouveaux.  L’impression pesante de Sisyphe que tout était continuellement à recommencer.

Puis ce fut l’ère de la décolonisation. La lutte avait changé de sens. Ce n’était plus mon combat. C’est quand Mehdi disparut que je pris mes distances. Insensiblement, de plus en plus loin du terrain.

C’est dans ses conditions que j’ai connu Modus et que je l’ai rejoint. La Résistance m’avait bien endurcit et il avait besoin d’un adjoint, un homme aguerri sur qui il puisse en partie se reposer. "Tope-là" lui dis-je avec un grand sourire, "je suis votre homme." Les débuts furent difficiles, le temps de trouver mes marques, de trouver ma place entre un autre adjoint qui me considérait comme un concurrent et une espèce de factotum aux dents longues. Je tenais aussi à faire quelques actions ponctuelles sur le terrain mais Modus m’enlever vite cette idée de la tête. 

Quelques que fussent ensuite mes relations avec Modus, il restera toujours  entre nous un lien indéfectible qu’avaient soudé les difficultés, les aléas du quotidien, le plaisir de lire la reconnaissance sur  le visage de ceux qu’on aidait.

En tant qu’architecte, j’obtins quand même de diriger des projets d’aide aux pays pauvres, travailler sur des pratiques novatrices de ventilation et de recueil d’eau dans les pays chauds ou des systèmes éoliens pour produire du courant électrique. Une seule contrainte : concevoir des systèmes les plus simples possible pour que les populations locales puissent vraiment se les approprier.

Par la suite, dans les jeux de pouvoir qui marquèrent le mouvement, je pris de la distance pour de plus en plus me consacrer à ce type de projets qui le firent durablement évoluer. 

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Les Portraits 3 à 9 - MAJ 12/04/22

3- Portrait  François : famille bourgeois réac - l’affront de l’Allemand – militant syndical – aime Modus
4- Portrait  Jenny      :
grand-mère irlandaise – conflit mère-fille – milite pour exilés – Amour, elle quitte Modus et le groupe -
5- Portrait  Frédéric :
Limousin & Paris qu’il n’aime pas – Indochine puis Madagascar – le monde ouvrier
6- Portrait Samaya   :
orphelinat, dépressive – aide les autres, époque quartier latin, enseignante
7- Portrait d’André  
: ultra-gauche, mission à Rio et Paraguay
8- Portrait de Maria :
« l’auberge espagnole », pensionnat, arts déco,  vie bohème,  recrutée pour arts graphiques
9- Portrait de Marc :
Hte-Savoie, homo, aléas de son action au Proche-Orient
10- Portrait d’Alain Bréjac
p239-49 + 256
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3-  Portrait-témoignage François p 124-130 - 54 lignes – (3p)

J’ai reçu une éducation de petit bourgeois préservé des aléas de la vie. J’en ai conscience, ce qui ne m’empêche pas de penser élite et minorités agissantes. Je sais, ça énerve mais j’aime ça. Justement. La mentalité de ma mère qui me demandait quand je lui parlais d’un copain d’école (j’en avais peu, il est vrai), « et que fait son père dans la vie ? »
Tout juste si elle ne me demandait pas combien il gagnait. Il est vrai qu’on ne passait pas notre temps à nous occuper des autres. Il est vrai qu’on n’était pas vraiment peuple dans la famille. À part la femme de ménage ou le chauffeur pour certains, on n’en connaissait pas d’autres.

Un peu plus tard, au début de la guerre, on s’était replié à  Bordeaux dans la famille de ma mère, comme pas mal de Français qui avaient fui comme ils avaient pu, foutant une pagaille monstre dans un pays déjà traumatisé. On s’organisait comme on pouvait, « faisant contre mauvaise fortune bon cœur » disait ma mère en soupirant, faisant un clin d’œil à Pétain.  Mais un événement, même minime, peut  faire basculer les choses. Un jour, un officier allemand nous a violemment projeté contre un mur mon grand-père et moi parce qu’on ne marchait pas assez vite à son gré, qu’on entravait sa marche. J’ai avalé ma salive et ravalé ma rancœur. Avec mon grand-père, on a échangé un regard glacé qui en disait long sur notre ressentiment. Désormais finis les bienfaits de l’Occupation et la remarquable correction des Allemands, le double langage des tenants d’une "collaboration honorable" …   

Ce jour-là, écarté d’un revers de manche, j’avais en quelque sorte rejoint le peuple, aussi humilié que lui, prêt à en découdre, quelles que soient les conséquences. L’anecdote avait fait sensation dans la famille. Seule ma mère se bouchait encore les yeux et les oreilles.

Rébellion, Résistance en amateur. Je suis vite tombé entre les griffes de la Gestapo. Rien d’original : méthodes habituelles de ce genre d’individus, basées sur le doute, la peur, la souffrance, laisser espérer, désespérer… Manipulation, torture… la panoplie des sévices physiques et moraux. Il paraît qu’à ce jeu, on mûrit plus vite…

Paradoxalement, je me suis senti plutôt heureux à cette époque, autonome, libéré du carcan familial. Et surtout libre, pouvant exercer cette liberté dans la cadre que j’avais choisi. Modus disait que « j’avais tué le père », de son sourire grinçant. Ensuite, descente aux enfers classique. Je cranais moins. "Grandes vacances" à Matahausen, comme disait Francis Ambrière. Face à la déchéance physique, l’esprit a bien du mal à surnager.
Au camp, dans ma baraque, j’ai vécu avec la France profonde dans la vermine et la promiscuité. J’ai connu des salauds qui portaient beau et planquaient leurs colis, des types qui avaient le cœur sur la main, vivaient comme si demain n’existait pas et donnaient des spectacles pour divertir les autres, tenter de leur changer un peu les idées.
 Des actes de résistance aussi, certes minimes, certes dérisoires  mais qui prouvaient que nous étions vivants.

 À mon retour, Paris avait changé. Moi aussi. Ma famille aussi avait été marquée par les événements. Beaucoup s’en était sorti, la vie pouvait reprendre comme avant. Ce "Comme avant" signifiait comme avant la guerre, une espèce d’âge d’or fantasmé.
Les Français ont vraiment la mémoire courte.

Avec ma mère, c’était à couteaux tirés. Son cher fils l’avait trahi comme Pétain l’avait trahi. C’était beaucoup pour une femme qui vivait de certitudes. J’ai retrouvé mes copains de déportation, une famille, une chaleur. Je me sentais en sécurité, protégé par leur solidarité.  Je les ai suivis dans leur quotidien, tourneur dans une boîte d’engrenages. Un boulot dur, mon salut au monde du travail. Les gars savaient ce que voulait dire solidarité, des gars dévoués, au service des autres. Jamais je n’ai retrouvé une telle complicité, une telle chaleur, une telle abnégation, sans rien attendre en échange. Un peu comme quand j’étais en captivité, l’envie de m’engager totalement avec eux.

Mais entre la hiérarchie, ceux qui pensent et les militants de base, les objectifs des uns ne cadrent pas avec les aspirations des autres. Pour moi, ce monde a fini par s’écrouler et j’ai rejoint une autre réalité.  À mon corps défendant.

C’est alors que j’ai rencontré Modus… Il donnait une impression de force qui m’a impressionné. Je n’avais encore jamais rencontré un homme qu’on appelait parfois  «la force tranquille ». Tout de suite, il m’a mis le marché en mains : « Je veux pouvoir compter sur toi comme tu peux compter sur moi ». Œil fixe qui fouaille, visage de marbre. J’ai hoché la tête en guise d’acquiescement. La messe était dite.

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4- Portrait-témoignage  Jenny p 156-159  - 61 lignes – (3p)
Ma figure de référence, mon modèle, ce fut ma grand-mère. Une femme extraordinaire, militante irlandaise toujours sur la brèche, symbole de la résistance contre le pouvoir anglais qu’elle jugeait comme un pouvoir colonial. Elle émigra aux États-Unis comme nombre de ses compatriotes mais pour des raisons politiques, chassée par les Anglais comme du gibier.
Avec un arrière-goût amer d’échec, de ne pas être allée au bout de son désir.

Dans ce Nouveau Monde qu’elle découvrit avec crainte et enthousiasme tant il différait de ce qu’elle avait connu pendant sa jeunesse, elle trouva vite sa place et reprit d’autres combats aux côtés des minorités noire et hispano.  Elle milita surtout en faveur des droits civiques et du droit des femmes à l’égalité économique et politique.
Une femme de combat.

Non seulement je l’admirais mais en plus on disait aussi que je lui ressemblais. Pas seulement au physique mais surtout dans le rapport à ma condition de femme, le manque de considération des machos, les humiliations dont souffrent d’abord les plus faibles. Je ne pouvais que la comparer à ma mère qui resta toujours dans son ombre, ombre elle-même qui s’effaçait derrière la forte personnalité de sa mère. Elle aurait pu reporter sur moi sa tendresse brimée, mais non, Je ne l’ai jamais intéressée, d’ailleurs elle ne s’intéressait pas à grand-chose,  et elle m’a rapidement abandonnée. Quant à mon père…

Comme beaucoup d’enfants dans mon cas, j’ai été trimbalée d’institutions en familles d’accueil, déracinée, sans relations suivies qui auraient pu me stabiliser et me donner quelques certitudes. Et bien sûr,  cette situation m’a durablement marquée.

Mais croyez pas davantage qu’elle m’ait traumatisée. J’ai fait de bonnes études, d’excellentes même, m’installant à Paris pour m’inscrire à la Sorbonne, menant la vie studieuse de beaucoup d’étudiants. Mais il m’en restait quelque chose, une retenue, une méfiance vis-à-vis des autres. Je restais repliée sur moi-même, assez isolée entre mes cours, la fréquentation de la bibliothèque et d’une association féministe. Réduite la distance qui me séparait des autres, me paraissait insurmontable.
 
Le déclic me viendra d’une rencontre avec des militants, la découverte de la solidarité, des rapports simples et détendus, naturels en quelque sorte. J’ai été attirée comme un aimant, un certaine curiosité au début, un certain retrait comme à mon habitude mais ils m’ont accueillie sans méfiance, sans me poser de questions. Comme si on se connaissait depuis toujours.

Tout de suite, j’ai participé à un groupe de soutien aux étudiants étrangers, à une cantine commune pour les plus démunis. Période exaltante où, en petits commandos, on allait dans les magasins, sur les marchés discuter avec les responsables, avec les commerçants pour récupérer les produits invendables, déclassés, les vêtements démodés… tout ce que la société de consommation considérait comme des déchets bons à jeter. Pour la première fois, j’avais vraiment l’impression d’être utile.

J’ai appris ainsi à m’imposer, moi la timide, la réservée,  souvent repliée sue moi-même, à me frotter à des gens avec qui je devais négocier. Cette famille comblait mes vides, je m’y sentais bien, moins oppressée en tout cas.
Et puis, j’ai bien roulé ma bosse comme on dit, à l’université de Columbia puis à celle de Montréal au Canada avant de revenir en France, de retrouver plusieurs copains et mes marques dans ce pays qui me paraissait plutôt mélancolique, plutôt centré sur son passé.

 Après mon divorce – oui, il y eut cet entracte- , j’ai rencontré un type épatant, un militait dévoué. Il m’a prise sous son aile, m’a aidé à prendre en charge les exilés des dictatures, souvent paumés, sans repères dans un pays inconnu. Je leur apprenais les bases de la lutte clandestine, comment mettre en œuvre les sécurités nécessaires à leur survie.

Sans fioritures, sans techniques sophistiquées auxquelles ils n’auraient jamais accès. Je leur enseignais les rudiments de la lutte clandestine : les façons de semer d’éventuels poursuivants, de sonoriser un lieu pour brouiller les écoutes, sans oublier de se mettre à la place de l’ennemi  et de percer ses failles. Avec l’objectif de minimiser le risque.   

Cette nouvelle  vie me rappelait le temps de mes études, une vie harassante et excitante avec des copains qui ne se prenaient surtout pas au sérieux. Les cours aussi se déroulaient dans un climat chaleureux et amical.
Une vie difficile mais pleine de sens.

Parmi eux, un type que je n’avais guère remarqué. Un type assez commun ne me plaisait pas particulièrement. Mais j’avais déjà donné. Je savais le prix des passions, la légèreté des passades, la vanité de ce vernis. J’avais eu pas mal d’aventures, un mariage, des aventures, alors méfiance. Mais sur de tels sentiments, on ne bâtit rien de solide. Je l’avoue, ses avances me firent plaisir, secrète satisfaction que je refoulai, en sa présence plutôt distante, une pointe de dédain qui en aurait rebuté plus d’un. Il lui a fallu du temps et de la persévérance pour vaincre ma froideur et m’apprivoiser. Avec notre passé, il valait plutôt mieux se préserver pour avoir un avenir.
C’est ainsi que j’ai pris mes distances avec Modus et le groupe.

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5- Portrait-témoignage  Frédérik  Baily p 172-176 - 59 lignes – (3p)
Je suis né en Limousin, région rude et farouche qui a donné tant de mal aux Allemand pendant l’Occupation. Mon père a combattu dans le groupe de Georges Guingouin , guerroyant contre les Allemands dans tout le massif des Monadières. La région a longtemps été dominée par les communistes. Mon village aussi et il l’est encore aujourd’hui.  Pendant ma jeunesse, mon père a été muté à Paris. Je n’ai jamais accroché. Trop grand, trop gris. Même le froid était différent, humide et poisseux, rien à voir avec le froid sec de mes montagnes.

J’étais resté ailleurs, déraciné, la tête « perdue dans les nuages » disait ma mère qui ne s’habituait pas plus à Paris que moi. Je vivais dans mes souvenirs, avec mes amis restés au pays, au pied de ce plateau de Millevaches aux vastes forêts que j’aimais parcourir et dont j’enjolivais les perspectives.   Pour mes proches à Paris, le Limousin est loin et ils ne savent pas trop où le situer.

Sans vraie vocation, je me suis tourné vers l’armée, sur le conseil d’un oncle que j’aimais bien, ce qui m’a éloigné de ma famille, mon père surtout, toujours ancré dans ses idées communistes, toujours fidèle au Parti. Il ne comprenait pas qu’on puisse rester communiste et s’engager dans l’armée.

J’ai fait comme on dit, une belle carrière en Indochine, participant à la prise de l’aéroport de Mai-Pha du côté de Lang-Son puis au "repli stratégique" du Tonkin selon la formule alors utilisée. « Chacun sa guerre, grinçait mon père indigné par les guerres coloniales. 

J’y côtoyais d’anciens résistants restés dans l’armée d’active après avoir rejoint la Première armée française de De Lattre de Tassigny en 1944 et plus surprenant pour moi, des anciens des Brigades internationales qui me racontaient "leur" guerre d’Espagne. Henri le baroudeur évoquait avec nostalgie et regrets son arrivée dans la Mancha, la bataille de Tolède, qui n’avait pas digéré la guerre fraternelle entre communistes et anarchistes, les luttes intestines qui semblaient pour certains plus importantes que la guerre contre les franquistes et l’élimination finale des anarchistes. Des choses qui ne se pardonnent pas.

À l’époque, être communiste et lieutenant est une gageur. Obligé de donner le change et éviter de se faire remarquer.  À Madagascar, ça remuait un peu, mais moi j’étais peinard du côté de Fianarantsoa où la situation était encore stable –enfin à peu près, j’en avais connu de pires en Indochine. On organisait les colons en autodéfense, on patrouillait entre les villes, Fiadanana, Antsirabé, Fianarantsoa, pour maintenir un semblant de sécurité et conforter le moral des civils. Très rarement dans une brousse incontrôlable. Madagascar, c’était trop grand, des régions trop différentes, peu accessibles par endroits pour pouvoir contrôler efficacement ce territoire. 
 
J’ai attrapé une saleté, espèce de maladie tropicale qui m’a conduit à l’hôpital de Tananarive puis au centre de repos Joffre respirer le bon air des montages, au-dessus de Diego-Suarez tout au nord de l’île.  C’est là que j’ai rencontré un type avec qui j’avais sympathisé et qui m’a dénoncé comme communiste à la hiérarchie militaire. On n’est jamais assez méfiant.

Fini Madagascar, finie l’armée après une mutation disciplinaire du côté de Lille où je n’avais aucune attache et où j’étais tricard. C’est en Suisse où j’avais dégotté un boulot de garde du corps, que j’ai rencontré Modus.  On s’était déjà croisé à l’occasion de mon retour de Madagascar, quand j’étais vraiment mal, surveillé par les Renseignements généraux.

Je me souvenais vaguement d’un type un peu coincé mais rigoureux, ce qui tranchait dans ce milieu plus passionné et romantique que branché sur les réalités. Les retrouvailles avec Modus furent du genre chien et chat, chacun prenait ses marques et avançait à pas compté. Son aura  supposée ne m’a jamais fasciné.

J’ai alors vraiment connu de l’intérieur ce monde ouvrier que je n’avais jamais fréquenté. Travail à la chaîne, petits chefs, manque de reconnaissance, salariés interchangeables, jetables… et on leur parlait budget, actionnaires, voire cash flow. « À chacun ses problèmes » disait un délégué syndical.
Moi, je n’étais pas du genre à me laisser monter sur les pieds. Élu rapidement délégué syndical, j’ai utilisé toutes les ficelles à ma disposition pour contrer le pouvoir patronal dans ma boîte. Avec des hauts et des bas bien sûr. Sans démagogie, en utilisant la grève avec parcimonie. On ne dégoupille pas les grenades tous les jours.
Je disais toujours aux gars « soyez forts pour discuter d’égal à égal avec les patrons, sinon vous vous ferez manger la laine sur le dos. » Mais tout ça n’eut qu’un temps, le travail syndical a ses limites.

Plus que des choix raisonnés, ce sont les événements qui ont ponctués ma vie, qui m’ont fait ce que je suis. S’il ne m’était pas arrivé telle chose, si je n’avais pas assisté en 1945 aux massacres de Sétif en Algérie ou trahi par un ami à Madagascar, mon destin en eût été changé.

Avec Modus, puisque c’est le sujet, on était d’accord sur l’essentiel, la façon d’envisager la vie, de vouloir agir sur les événements, d’aller parfois à contre-courant  mais on s’engueulait souvent sur le reste,  l’organisation, les techniques à utiliser, le choix des hommes… Quand je lui disais « il faut être comme Guevara, du côté des humiliés », il penchait la tête d’un côté comme s’il n’avait pas entendu et prenait un air contrit comme on regarde un débile. » Enfin, lui au moins a réussi sa mort.

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6- Portrait-témoignage Samaya    p 205-211 – 92 lignes – (5p)
J’ai très longtemps oscillé entre anorexie et boulimie. Une vie en lignes brisées. Des hauts et des bas si l’on veut, plutôt une trajectoire erratique soumise aux autres. Au départ, sans père t avec une mère qui se débattait avec ses problèmes, placée en orphelinat avec ma sœur, je n’avais aucune chance.

Y’en a qui naissent avec une cuillère d’argent dans la bouche dit-on, moi c’était avec de sacrés handicaps. L’orphelinat, je préfère éluder, éviter les poncifs à la Cosette, mais ça y ressemble furieusement. On croit que c’est propre au XIXème siècle mais c’est faux. De pauvres filles déjà bouffées par la vie, filles de rien juste bonnes à se faire exploiter, que la vie bousculait dès de départ. Quand j’entends des bourgeois cravatés  parler de seconde chance alors que nous, on aurait bien aimé avoir déjà une première chance. Même le mot chance m’écorche la langue.

C’est là, dans cet orphelinat qui a représenté pendant des années tout mon univers, que j’ai été confrontée à l’anorexie. Réaction de mon corps à cette existence sans joies que je subissais et qui m’attendait, tout le monde le prédisait, à ma sortie. Perspectives zéro. Ma sœur Léa, c’était plutôt la dépression, elle restait prostrée des jours entiers et il fallait que je me débrouille pour qu’elle émerge, qu’elle revienne sur terre et cesse de fuir ce monde qu’elle rejetait. Elle me le dit parfois aujourd’hui, « sans toi, j’étais foutue. » Moi, ce qui me boostait, c’était mon sale caractère. Je rejetais le système comme je rejetais la nourriture.

Une fois, j’ai piqué une crise, j’ai tenté de planter ma fourchette dans la main d’une surveillante. Heureusement, je l’ai en partie ratée et elle s’en est tirée avec un gros pansement et le bras en écharpe pendant quelques jours. Inutile de dire que je l’ai payé cher mais sans jamais demander pardon, sans jamais m’humilier. Il me restait au moins ça. Avec son visage éteint des mauvais jours, la directrice m’avait lancé « j’en ai brisé bien d’autres, plus dures que toi, » je n’ai rien dit mais je n’ai pas baissé les yeux. Les surveillantes se méfiaient de moi, sachant que je n’hésiterais pas à sortir les griffes. Alors elles me ménageaient, laissaient ma sœur tranquille et choisissaient des souffre-douleur plus souples.

Léa est partie dans une famille d’accueil où ça s’est plutôt bien passé. De ce côté au moins, j’étais soulagée. Je me suis aperçue que j’aimais bien étudier, même si les enseignantes me déplaisaient et que j’en faisais le minimum.  J’ai découvert le théâtre à l’occasion d’une représentation donnée pour les fêtes de Noël. Une découverte. Une porte ouverte sur un univers inconnu qui s’ouvrait à moi.

Je travaillais à mon rythme, selon mes désirs, dévorant les rares ouvrages de la bibliothèque de l’orphelinat. Linda, la bénévole qui s’en occupait m’avait prise en affection –faut dire qu’on était peu nombreuses à fréquenter les  lieux- me guidant dans mes lectures, me passant des bouquins à elle ou qu’elle prenait à la bibliothèque municipale. J’allais mieux et je contrôlais mieux mon anorexie et mes pulsions.
 
Je me suis retrouvée dehors, pour la première fois depuis plusieurs années,  et j’ai senti mon cœur se serrer. L’extérieur me faisait peur. J’étais sortie d’un cocon que je détestais –ainsi le croyais-je- pour me retrouver confrontée à l’inconnu, un univers aussi attirant que plein de dangers. Ça m’a fait un choc parce que je savais bien qu’un jour –assez proche maintenant- il faudrait bien que je fasse mon baluchon, que je sois confrontée à moi-même et à un avenir que je n’osais imaginer.

J’ai eu la "chance" d’être malade : une saleté au poumon qui m’a valu une année de sanatorium. Changement total de vie. J’ai pu assouvir ma soif d’apprendre. Une véritable boulimie de culture. Là-bas, ça me changeait, on s’occupait de vous. Une vie studieuse dans un univers montagneux que je découvris, ravie, au cours de balades où le reste n’existait plus. À ma sortie, j’ai voulu faire partager mon savoir tout neuf, aider ceux qui comme moi avaient mal débuté dans la vie. Mettre en pratique  la fameuse seconde chance en travaillant dans une maison médicale puis dans un centre de rééducation pour jeunes en difficulté.

On était le plus souvent entre femmes mais j’ai connu Léonard, un infirmier timide et un peu rêveur. Beau  garçon toujours bien mis qui tranchant avec  ce que j’avais connu jusqu’alors. Bien sûr, j’en suis tombée amoureuse mais il m’a avoué sans ambages qu’il était homo et vivait avec Édouard, un comédien qui planait encore plus que lui et vivait à ses crochets. Au moins sur un point on était d’accord : dans ce coin reculé de banlieue, on tournait en rond.

Je ne sais si j’avais fait le tour de mon activité ou si j’avais besoin de changer d’air, de fuir cette nouvelle prison, mais j’avais l’impression d’étouffer ici. Et puis je trouvais leur amitié vivifiante. C’est Léonard qui me proposa d’aller nous installer à Paris, au centre de la Capitale où la vie grouillait jour et nuit.  Jamais jusqu’alors je n’étais sortie la nuit et ça me faisait rêver. Peut-être que vivre, c’était ça.

Comme moi, ils étaient des boulimiques, ils voulaient tout voir, tout savoir. Sur tout. À Paris, on habitait vraiment à l’étroit une chambre de bonne certes mais dans le Quartier latin, là où il faut être pour s’amuser, pour vivre jour et nuit. Pour rencontrer des gens super. Un enchantement.
Une nouvelle vie s’ouvrait à moi.

On s’entendait bien. Je faisais la cuisine, Léonard le ménage –c’était un maniaque- et Édouard pas grand-chose. Il était censé apprendre un texte pour jouer une hypothétique pièce de théâtre à Nanterre mais il était toujours à couteaux tirés avec l’auteur et réalisateur, modifiant sans cesse le texte, ergotant sur la mise en scène.  En fait, il préférait discourir sur la littérature qu’apprendre vraiment son texte. Il rêvait de monter un one-man-show où il pourrait improviser, « ainsi disait-il, ce ne serait jamais pareil, selon mon inspiration du moment. »

On sortait presque chaque soir, au cinéma, au théâtre, à l’opéra quand on avait les moyens. Ah, l’opéra, son décorum, les extravagances de la mise en scène, souvent sa démesure onirique qui m’entraînait dans l’inconnu, dans des histoires magiques où mon esprit s’égarait.
On lisait aussi énormément, tout ce qui nous tombait sous la main, ce qui me rappelait l’orphelinat et Linda la jeune bibliothécaire  bénévole.

On faisait la bringue des nuits entières, les flics commençaient à nous connaître à cause du boucan et des voisins mécontents. De guerre lasse, on déménageait quand ce n’était plus tenable. Mais toujours dans le même quartier et les mêmes piaules genre chambres de bonnes avec vue imprenable sur les toits. Je draguais pour mes potes. Comme aurait dit ma mère, « on menait une vie de patachon ».

Ma boulimie de culture s’était réveillée après une longue mise en sommeil mais c’était tous azimuts, anarchique. Je butinais. C’est en chinant chez les bouquinistes des quais de Seine que j’ai rencontré Modus. Un air de prof de français de la fac catho. Mais une chaleur, une façon si naturelle de parler littérature.  J’ai été tout de suite séduite par son charme particulier.

Il était à l’aise n’importe où, dans n’importe quelle situation, même chez nous dans notre piaule sous les toits. Un naturel étonnant qui me ravissait. Il m’a prise en mains, me disant d’un ton doctoral que j’adorais : « Rêver n’est pas une fin en soi, l’important c’est d’agir. » J’ai changé de milieu, quitté mes amis et repris mes études. Sans me poser de questions, comme portée par la confiance qu’il me transmettait.

Léonard a mal pris mon départ. Il accusait Modus d’en être responsable. « Qu’est-il pour toi ce type : un gourou, un amant, un père ? Un peu tout ça ? » Je m’en défendais mais j’étais décidé, Léonard et Édouard représentaient désormais le passé. Une page de tournée. J’en avais déjà tourné des pages, on se rencontre, on se quitte… c’est la vie. Dans le fond, Léonard  voyait juste, Modus m’apparaissait comme une espèce de grand frère, de père pourquoi pas, moi qui n’avais jamais connu le mien ; en tout cas, une référence, un point fixe dans ma vie vagabonde… pourquoi pas !

Tout en enseignant à la fac, je l’ai aidé à aider les autres. Je lui devais bien ça.

7- Portrait-Témoignage André p 233-238 –78 lignes – (4p)
J’aime le mouvement, quand ça bouge et donne des frissons. Pas sportif, non, pour passer mon temps à courir, sauter, lancer, ou me battre contre moi-même, contre les autres, je préfère justement lutter avec les autres. 

Depuis mai 68, je naviguais dans l’ultra gauche, nébuleuse bien pratique, vite interloqué par le dirigisme des leaders, leur autoritarisme alors que je m’attendais plutôt au contraire. Je ne me sentais pas à ma place avec eux, « fais ci, fais ça, si ça ne te plaît pas, dégage. » Attitude qui me rappelait les épurations rituelles des surréalistes, la manie des purges d’un André Breton, la folie idéologique des staliniens.
Je me suis barré vite fait.  

Quelques mois après, je fus approché par Gérard Garou, un gars croiséà la Gauche prolétarienne, un gars plutôt sympa qui m’avait paru avoir les pieds sur terre, contrairement à beaucoup d’autres. On va boire un coup, on évoque le passé, son parcours, pourquoi j’ai plié bagage, pourquoi lui aussi s’est éloigné du mouvement.

Quelques jours passent et il me contacte à nouveau pour me faire une curieuse proposition. Il cherche un volontaire pour aller récupérer un militant en danger de mort dans un pays d’Amérique latine.

Je tombe de ma chaise et lui ris au nez : ou il plaisante ou il fantasme (et moi qui croyais qu’il était  différent) Pour toute réponse, il m’a proposé de rencontrer son responsable. « Pourquoi pas » je lui réponds. Je n’avais rien à perdre et j’étais intrigué, curieux de voir ce "Grand chef" bien mystérieux. Je n’ai pas été déçu.

Il arriva pile à l’heure, l’air pas du tout comme je l’imaginais, sérieux et un peu effacé, très chaleureux quand il s’animait, quand il parlait de ses activités. Il a commencé par me mettre en garde contre l’amateurisme de certains qui se prennent pour des justiciers ou vivent sur une autre planète. Il avait une dent contre les écervelés qui brûlaient de faire des conneries. Au moins, avec lui c’était carré, sans bavures. On ne discutait pas des heures à refaire un monde qui se refera bien sans nous.

Je jouai cartes sur table, pour voir. « Vous connaissez mon passé je suppose. ET ça ne vous dérange pas ? » Derrière de fortes lunettes, il me fixa d’un regard perçant, rien dans son visage pour trahir son état d’esprit, laissant tomber : « Je vous laisse quelques jours de réflexion. » Si vous êtes toujours volontaire, on avisera. »
 
Effectivement, quelques jours après, Gérard Garou, le gars de la Gauche prolétarienne qu’on appelait Géga, me recontacte pour me confier une mission dont je m’acquitte sans problème. En fait, il m’avoua ensuite que la mission était bidon, juste pour me tester. Et qu’on pouvait passer aux choses sérieuses. Classique, la confiance ne naît pas spontanément, il faut se tester,  se jauger, se frotter aussi pour pouvoir s’ajuster. Géga et quelques autres m’ont formé aux techniques de base : savoir planquer, passer inaperçu même en milieu hostile, cacher des documents ou des objets compromettants, se fondre dans la masse…

Après, direction l’Amérique latine. Là, ce fut une autre musique. Une autre planète, surtout quand on ne s’y est pas préparé. Engros, on pourrait dire que la France est un pays pacifié, ce qui n’est pas forcément le cas de l’autre côté de l’Atlantique.

De Rio de Janeiro, je n’ai d’abord vu qu’une partie des beaux quartiers le long de la plage qui s’étend à perte de vue… et encore. Mais ça m’a suffi. Sitôt arrivé, je prends rendez-vous avec mon contact qui me rejoint sur la terrasse d’un bistrot du centre ville.C’est un grand mince bien sapé qui ne prend même pas la peine de s’asseoir et me glisse un papier avec une adresse : « Prenez un taxi pour y aller. »
Va falloir que je m’habitue à ces mœurs.

Le taxi me dépose sur un rond-point devant une grande bâtisse. J’attends une minute ou deux. Arrive une camionnette que je remarque à peine avant qu’elle stoppe brusquement à côté de moi et qu’il en sorte deux costauds qui me saisissent par les épaules et me jettent à l’arrière.
Bienvenue à Rio. Je n’en menais pas large, bâillonné dans la pénombre. Mais j’apprends vite qu’Angelo mon contact a organisé ce stratagème pour éviter toute filature.

Bon, moi qui aime l’action, je suis servi. Mais quand même, j’aurais préféré un accueil moins musclé. Je saisirai mieux plus tard l’importance des telles méthodes.  Pour le moment, on m’accueille avec de grandes tapes dans le dos et une espèce d’alcool qui me fouaille des boyaux. On me présente cinq jeunes, des petits nerveux qui me regardent d’un œil bienveillant et me font visiter les locaux. Je dois les former aux techniques nécessaires pour agir en milieu hostile. Et ici, le milieu hostile, il est un peu partout.

Je fais ce que je peux, limité par la langue, je parle Français, eux Portugais, Angelo traduisant comme il peut. Et je n’avais pas l’année scolaire pour les briffer. Finalement, j’ai pris l’option de privilégier la pratique : je pose le problème, ils se débrouillent pour trouver une solution simple et transmissible, on teste et on fait le point. Et on recommence jusqu’à ce que ça fonctionne.
En une dizaine de jours, ces petits futés super motivés en savaient presque autant que moi.

J’étais plutôt satisfait… et soulagé de cette première mission, mais ce n’était qu’une première étape. Direction la Bolivie pour établir une liaison entre le mouvement bolivien et sa filière européenne chargée de collecter le nerf de la guerre.  Je devais  transmettre à un responsable des documents importants paraît-il, dont je ne connaissais pas teneur et ne voulais d’ailleurs pas la connaître, dont on m’avait seulement donné l’adresse. La Paz, c’est encore un autre univers. À côté, Rio c’est tranquille. De l’Europe, La misère on se l’imagine, au mieux on voit quelques images, moi je l’ai vue de près, la vraie, celle qui pue, qui vous retourne le cœur et vous donne envie de détaler le plus loin possible.  À l’ambassade, on m’a déconseillé toute démarche, avec mise en garde d’un ton désabusé : « Ici la vie ne vaut rien. »

Le lendemain, mauvaise nouvelle : contact  grillé, en cavale. Bon, j’avais une nouvelle adresse, à Miraflores, une belle demeure dans un beau quartier.  J’y suis allé fureter deux fois sans oser m’approcher. La villa était peut être sous surveillance, piège pour d’éventuels visiteurs. La seconde fois, une femme en est sortie. Je l’ai suivie et je l’ai draguée avec assez d’insistance pour qu’elle sache à quoi s’en tenir. Le lendemain, même manège. Échanges de regards, tour du quartier pour vérifier, je laisse les documents pliés dans un journal. Nouvel échanges de regards. Elle avait compris. Je me suis ensuite perdu dans un centre commercial, guettant des suiveurs éventuels.  Voilà, je n’ai jamais rien su de la suite. Éprouvant et frustrant.

8- Portrait-témoignage  de Maria  p 264-69 - 84  lignes – (5p)
Dans ma jeunesse, j’ai connu quelques hauts et pas mal de bas. Mon père s’occupait beaucoup de déshérités, de « cas sociaux » comme les appelait ma mère qui n’aimait pas trop qu’on prenne son "chez elle" pour un hall de gare. La maison accueillait des gens dans la dèche, qui ne savaient où aller, qui traînaient leur ennui dans la ville. Il y avait de tout, des sympas reconnaissants qui nous remerciaient sans arrêt, des enfoirés qui trouvaient ça normal, des mauvais qui en voulaient à tout le monde, des drogués qui  n’hésitaient pas à trafiquer et à voler. D’où les visites fréquentes des flics, les convocations… En fait, ça les arrangeait parce qu’ils savaient au moins où les trouver. La situation a fini par déplaire aux autorités qui ont saboté les initiatives de mon père et tari les subventions. Après ces tracasseries, il a jeté l’éponge et ouvert une école pour enfants en rupture avec l’institution.

Pendant ce temps, J’étais livrée à moi-même. C’est curieux cette propension de ce genre d’hommes à s’occuper des autres en délaissant leurs enfants. J’en ai souffert ? Évidemment et l’attitude de ma mère ne m’aidait pas à surmonter cette situation.
Je traînais toute la journée dans les bas quartiers avec des gars qui ressemblaient à ceux que mon père recueillait. Je sortais avec l’un d’eux et il l’a su. J’allais de moins en moins à l’école et il l’a su. Le clash. On a eu une explication si musclée que ma mère a fermé en catastrophe toutes les fenêtres.

-Tu n’es qu’une bonne à rien qui perd sa vie à sécher l’école et à glander avec des ratés.
- Des ratés comme ceux que tu reçois ici.
- Tu fréquentes un type qui ne pourra jamais rien t’apporter. Mais ça, tu ne peux pas le comprendre. Ou tu ne veux pas.
- Alors, un jour je viendrai avec lui dans ton centre. Et comme ça, ru seras obligé de t’occuper de moi.
- Ne ramène pas tout à toi et à ta petite personne…
- Je sais, je fais partie des privilégiés qui ne devraient jamais se plaindre, plutôt remercier le ciel de ne pas vivre dans les familles que tu aides.
- Ne tourne pas tout en dérision, ce n’est pas un jeu.

Voilà pour les prémisses.  La suite fut moins amène. J’ai fui la maison pour rejoindre mon Armando qui me vira illico. Pas prêt à récupérer un tel fardeau le mec.  Premier vrai chagrin d’amour. Mon ego en avait pris un coup. De plus, mon père m’a viré en pensionnat où j’ai connu un monde confiné, gris et refermé sur lui-même. Un monde à vous foutre le cafard pour des années. J’ai survécu. J’y ai connu des amies au parcours assez comparable au mien. Comme quoi… On comparait nos parcours, on se remontait le moral comme on pouvait.

Ma vie a souvent eu cet aspect : on vit parfois des années sans grand relief, existence assez vide en fait puis, par un événement ou une rencontre, la vie bascule, tout s’enchaîne. Ce fut le cas avec Armanda. Ma meilleure copine du pensionnat avait une passion qu’elle m’a refilée. Tout a commencé par le dessin. Elle m’a appris à dessiner, j’étais plutôt douée paraît-il, elle m’a ensuite initié aux arts graphiques, la peinture, la sculpture. Je peignais, je modelais juste avec l’idée de produire du beau, tel que je l’imaginais.

À la fin de notre seconde année, nos chemins se sont séparés, Armanda est repartie. On ne s’est jamais revues. Moi, j’ai réussi à négocier avec mon père un cycle d’études d’art décoratif à Paris. Mon père aussi pensait que j’étais douée et ça le flattait. C’était bien la première qu’on lui faisait des compliments de sa fille. Paris, la liberté de vivre, la liberté de créer… la vraie liberté. La conscience de tenir en mains mon destin.

J’ai connu des gens qui débordaient d’idées, porteurs de tas de projets mais pas fichus de se discipliner. On vivait en groupe, au jour le jour avec  dans la tête des projets pour mille ans.  Exaltation, discussions infinies dans des tavernes enfumées qui nous menaient jusqu’au petit matin, claqués et heureux. J’ai connu Kiki qui se prenait pour l’égérie des mecs, j’ai connu Bernard qui se prenait pour Basquiat et barbouillait de tags multicolores sur les murs du quartier. Moi je n’avais aucune référence esthétique et je touchais un peu à tout. C’est ce qui m’a permis de gagner ma vie. On aimait mes colifichets, mes bijoux fantaisie qui suivaient la mode et rencontraient un certain succès dans les boutiques branchées du Chatelet et des Halles.

Mon amie Corinne n’a pas eu cette chance. Pour survivre, elle bossait en intérim dans des boîtes où on ne pensait qu’à l’exploiter. Travail à la chaîne, petits chefs sur le dos, filles interchangeables, corvéable à merci. Elle rentrait avec juste l’envie de dormir, trop crevée pour reprendre ses cours d’art plastique. Elle a fini par abandonner et je suis sûre qu’elle ne s’en est jamais vraiment remise. On ne pesse pas comme ça ses rêves de jeunesse par pertes et profits sans en garder de profondes cicatrices.

Gilbert Courtenay, autre grande figure du groupe,  m’a présenté un type pas très sympa de prime abord, un certain Modus, qui recherchait une bonne dessinatrice. « Toi qui es douée, ça pourrait peut-être t’intéresser » me dit-il pour toute explication. Il détonnait un peu avec son air ; je lui répondis simplement « pourquoi pas », sans vraiment y penser. Sur le moment, je n’ai pas cherché à comprendre ce qu’il voulait, ce qu’il attendait de moi. En fait, je ne pensais pas le revoir. « Ton pote, il est un peu bizarre, ça m’étonnerais qu’il donne suite » dis-je à Gilbert. « Mon pote comme tu dis, il s’appelle Modus et quand il a une idée en tête, il n’en démord pas. »

Gilbert avait raison, on s’est revus en effet mais je ne parvenais pas à le cerner.  Il parlait d’autre chose,  de Gilbert et de leur rencontre, me posait des questions sur moi, sur mon parcours. Il donnait l’impression de me tester. Je l’arrêtai d’un geste en lui demandant ce qu’il attendait de moi. « D’après Gilbert, vous êtes douée pour le dessin, pour faire des copies et des faux aussi, me suis-je laissé dire. » Sacré Gilbert, incorrigible pipelette.

À force d’évoquer sans dire les choses et devant mon ait buté,  il a fini par se dévoiler. « En fait, ce sont d’abord vos talents qui m’intéressent. Si Gilbert a pensé à vous, Je sais que je peux vous faire entièrement  confiance. Entre tous, entre Gilbert et moi par exemple, tout repose sur la confiance. C’est la pierre angulaire de notre mouvement. Ça peut paraître démodé mais c’est ainsi. Notre credo. Posons cartes sur table, je connais nos désaccords, à chacun son passé et ses souvenirs, mais qu’au moins, ils n’hypothèquent pas le présent. »

Puisqu’on en était aux confidences, Je lui ai expliqué que je ne croyais pas à l’exportation de la Révolution, ni d’ailleurs d’un fonctionnement plaqué sur une autre réalité, avec ses propres lois et ses propres prérequis. Une fois les choses clarifiées entre nous, on a pu s’appuyer sur le concret, travailler en bon accord, en laissant de côté nos points de friction.

C’est à l’occasion d’une mission au Brésil que j’ai rencontré André. Par Angelo, notre contact sur place. On n’aurait pas dû se rencontrer mais la vie est ainsi, faite d’imprévus et de situations inédites. À Rio, je ne suis restée que quelques jours puis départ pour l’Argentine où je suis allé porter la bonne parole et évaluer la compétence des équipes.
Avec André, on s’est revus en France dans un autre groupe de travail et on est sorti ensemble. Mais André est du genre butineur, alors je lui ai dit d’aller butiner ailleurs.

9- Portrait-témoignage de Marc  p 301-07 - 74  lignes – (4p)

J’ai tout de suite été amoureux de ce grand mince aux yeux durs qui vous regardait sans aménité. Ça vous tombe dessus un jour sans crier gare, sans qu’on y pense vraiment. Une vie bouleversée. Un tremblement de terre. Pas seulement pour moi, pour ma famille aussi. Pensez, des paysans hauts savoyards qui pensaient que ce genre de choses n’arrivait qu’à Paris ou dans ces grandes villes de perdition. Mais "chez nous", impensable !

Chez "ces gens-là", c’est ainsi.

J’avais bien eu quelques aventures mais sans que ça transpire dans mon entourage. Là, au bout de quelques mois, plus moyen de vivre cachés, de se voir à l’insu des autres. Et puis les secrets, les mensonges, ces porte-à-faux qui vous minent, deviennent un jour insupportables. Le scoop a fait l’effet d’une bombe.

 Ma mère, d’abord interdite,  a fondu en larmes, mes deux oncles m’ont insulté, « et la réputation de la famille, qu’est-ce que tu en fais ! » Un autre m’a même dit : « heureusement que ton père n’est plus là, tu l’aurais tué ! » Je n’ai pas relevé. Même mon frère aîné devenu prêtre m’a rejeté. Pourtant, il en avait soupé de la famille lui aussi. Ils avaient tellement peur qu’il lègue son héritage à l’Église et qu’il spolie la famille ! Par principe, tout bien familial doit rester dans la famille. Chaque génération doit faire fructifier ce qu’elle a reçu et en rajouter si possible, apporter sa pierre à l’édifice.

Un contrat non écrit qui liait chacun de ses membres. J’avais déchiré ce contrat virtuel. J’étais devenu un paria.

Je comptais sur Pierre mon aîné pour amortir le choc, pour me comprendre. Lui aussi en avait bavé. Un jour il avait annoncé à la famille sidérée : « Il y a quelques mois, par un effet du hasard qui peut bouleverser une vie,  je passe devant une église et je m’arrête un instant pour admirer sa façade. Immédiatement, j’ai senti comme une présence, une sensation absconse mais quasiment physique… »
Incrédulité. Il n’eut pas le loisir de poursuivre, on lui demanda ce que signifiait ce préambule, on lui fit la leçon, on le plaisanta – sceptiques, certains ne le crurent pas –« bien, bien ton scénario, t’es un vrai comédien, Pierre». Il resta stupéfait de ces réactions pourtant prévisibles puis disparu de la maison, désemparé. Et là, au lieu de me soutenir, de leur balancer à la figure leurs quatre vérités, il fit chorus avec l’indignation générale. Je lui en veux encore aujourd’hui. Bien sûr, je fus condamné sans pouvoir m’exprimer.

J’ai alors vécu de petits boulots, j’ai fait souvent le terrassier. J’étais parfois le seul Français dans les escouades de pauvres types qui maniaient la pelle et la pioche toute la journée,  lessivés  après dix heures de ce régime. J’ai fait ainsi mon parcours initiatique de chantier en chantier, de baraquement en baraquement. On creusait toute la journée pour passer des canalisations, boulot éreintant qui vous vide les bras et la tête. La vie était difficile, sans grande joie et mon bel ami s’éclipsa vite fait sans demander son reste. Relativité de l’amour. J’en étais resté prostré pendant des semaines, incapable de réagir au sort qui semblait s’acharner sur moi.

Au bout de quelques mois, j’en ai eu marre de cette vie absurde et sans états d’âme, j’ai abandonné mes pauvres camarades à leur triste sort. Avec l’impression de les trahir. Mais j’avais vu de trop près le travail abrutissant de ces pauvres bougres pour m’y soumettre.  Mon père disait qu’on apprend vraiment qu’à travers sa propre expérience. Je ne me doutais pas alors combien, ô combien il avait raison.  
Reste à savoir de quelque expérience il parlait.

C’est alors que j’ai revu Arnold, un ami d’enfance. Par hasard. À croire que le hasard gouverne ma vie. Il n’avait pas changé, moins lointain cependant, plus accessible. Il semblait content de me revoir, même si au début on cherchait nos marques, cachés derrière des souvenirs qui nous servaient de paravent.
On se revit et, la confiance aidant, il m’avoua travailler pour une organisation de défense des droits civiques. J’ai alors fait un autre parcours initiatique destiné à me tester et à m’aguerrir avant d’être envoyé  en Palestine. Immergé dans la population, je menais avec quelques autres une vie très frugale, limite misérable.  On vivait dans un bidonville entre Ramallha et Jérusalem, une baraque sans confort, toit en tôle, on crevait souvent de chaleur dans cette étuve. On faisait comme les autres, recyclant tout ce qu’on pouvait ; un luxe : le jardinet qui nous procurait légumes et fruits. Je m’y sentais bien, on avait été bien acceptés mais la guerre de 1967 est venue tout bouleverser.

J‘ai connu l’horreur. Celle qui vous prend aux tripes. Avec l’enthousiasme de notre jeunesse, on a construit un hôpital de secours, vite dépassés par l’ampleur de la tâche… et nos maigres connaissances. J’étais paumé ; je n’étais pas venu là pour ça. Des horreurs de chaque côté. Sacrée découverte : c’est ça la guerre. Le général Dayan s’est pavané dans les rues comme un César pendant qu’on s’efforçait de sauver quelques misérables vies.

J’ai été obligé de décamper et on m’a  récupéré de justesse. Direction la Jordanie pour de nouvelles aventures. Arnold réapparut pour me reprendre en mains. Dans le social, par d’états d’âme, on soigne et c’est tout. Cette neutralité factice, je n’en volais plus. Retrouvailles distantes, sans chaleur. Dire qu’on avait été si proches. Je l’encombrais, il m’indifférait. Je l’ai laissé repartir sans un pincement de cœur.  

L’imbroglio du Proche Orient était un piège. Qu’est-ce qu’on pouvait faire, coincés dans les camps où nous allions en mission, entre le Fath majoritaire et le FDLP plus radical, mieux organisé mais qui se méfiait de nous. On a créé de nouvelles structures d’aide mais ça n’a pas duré. La politique, les querelles intestines, la guerre balayaient toutes nos initiatives. Et c’est la population qui en pâtissait.

Pris dans ce tourbillon, je n’avais pas vu que la roue avait tourné : mener à bien notre mission devenait impossible ; on ne construit rien sous les bombardements.  Malheureux, j’abandonnai mes amis dans cet enfer où leur action était devenue dérisoire.

Il restait encore beaucoup de groupes qui comptaient sur nous pour les former, les accompagner à se prendre en charge, les persuader qu’ils doivent savoir ne compter que sur eux-mêmes. Comme ce coopérant qui voulait apprendre aux gens à pêcher plutôt que leur donner du poisson.
J’ai continué mes missions pour l’organisation mais plus jamais dans le Proche Orient. 

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10- Alain Bréjac p 239-249 + 256
« Moi qui avais toujours voulu l’absolu, j’ai dû accepter le relatif. »

« Il avait un don pour s’immiscer dans la vie des gens et la modifier. »
« Il fallait l’aimer, se placer dans une situation de dépendance. »
Mouvement concurrent : secret/agents officieux d’État.
Les cubains p 241

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Portrait  MODUS p95-101      - 92 lignes  -
Portrait  X2 p101-106             - 50 lignes – X2 et François : Les laulards
Portrait  François p 124-130  -  52 lignes –
Portrait  Jenny      p 156-159  - 60 lignes –
Portrait  Frédéric  p 172-176  - 59 lignes –
Portrait Samaya    p 205-211  -  84  lignes -
Portrait d’André   p 233-238   -73  lignes -- + Alain Bréjac p 239-249 + 256
Portrait de Maria  p 264-69 -   80  lignes -
Portrait de Marc  p 301-07 -    66  lignes –

NB pages : 3- François (3p),4- Jenny (3p), 5- Frédéric  (3p),6- Samaya (5p), 7- André (4p), 8- Maria (5p), 9- Marc (4p), 10- Alain () = 27 pages
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Les Chevessand
  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
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