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Les Chevessand
15 janvier 2022

10- La triade

10- La triade - maj 19/04/22) - (115L+66L)

           

La "Triade Yakuza" comme se gaussait Jean-Michel ! Toujours aussi ironique. J’adore son humour. Mais tout le monde n’est pas de mon avis. Pour lui, la Triade c’était les Laulards plus De Laine. Bien sûr les autres étaient au courant. On n’avait même plus besoin de noms, il suffisait de dire les Laulards ou la Triade et tout le monde savait de qui il s’agissait.

Je soupçonnais Modus de savoir à quoi s’en tenir, il savait tout ce qui se passait dans le mouvement, je ne sais comment. Sans doute par recoupement des canaux classiques, de la Triade justement, mais aussi des nanas, Lothine toujours en train de râler et qui parfois devait balancer sur les autres, Sarah qui parlait à tort et à travers et même Odile qui n’hésitait pas à pousser le bouchon, à dire les Grolards en déformant les Laulards. Ce qui était vrai pour Corléon qui devait l’avoir sur la patate si ça lui était revenu aux oreilles, ne l’était pas pour Carduel qui même à son âge surveillait sa ligne et son look comme il disait.

Les chefs et les petits chefs surtout, ce n’étaient pas notre tasse de thé, à Jean-Michel et moi. Surtout ceux qui se prenaient au sérieux, toujours en train d’ergoter et de se hausser : « Quand je ne suis pas là… il suffit que je m’absente…  il faut que je contrôle tout… » ou du même genre « trop de laxisme dans ce groupe, », « décidément, vous n’est pas assez réactifs »… ce type de formules rituelles avaient le don de nous gonfler. 

Surtout ne rien dire. Pas facile de mettre son poing dans sa poche et se dire "cause toujours, tu m’intéresses". Mais répliquer ne sert à rien. Au contraire, ça ne fait qu’envenimer les choses. C’était parfois nécessaire mais rarement. J’étais parfois obligé de freiner Jean-Michel qui avait tendance à déraper. Modus l'aimait bien mais quand même... Il l’amusait avec ses réparties à l’emporte-pièce, sa façon de répondre du tac au tac quand on le cherchait un peu trop. Il savait mettre les autres en porte-à-faux, sans s’énerver, retourner leurs argumenter pour les tourner en ridicule.

Évidemment, moi aussi ça m’amusait, je comptais les points et je lui passais des petits papiers avec les scores… et des commentaires. Faut bien pimenter les réunions.

Rapidement, Modus sifflait la fin de la récréation, y mettait bon ordre quand il le jugeait nécessaire, l’œil toujours en éveil même quand il semblait penser à autre chose ou se plongeait dans des documents.

Avec Jean-Michel, on pariait parfois sur les chances de chacun.
- Allez, cent balles sur De Laine qui va les moucher tous les deux.
- Ah, avec Mario, ce n’est pas gagné.
- Nenni, il n'a aucune chance ton Corléon. Tu verras.
- De toute façon, y'en a déjà un hors jeu.

Aujourd’hui, les jeux étaient faits. Le Francis Carduel avait été mouché à chacune de ses interventions. Contré chaque fois.Il en était livide, sinon rien dans ses traits ne transparaissait. Rien à lui reprocher.

À la réunion suivante, ce fut le tour de De Laine. Cravaté, propre sur lui comme toujours, les verres de lunettes légèrement fumés pour faire bonne mesure, il suivait Modus comme son ombre et s’assit à ses côtés. Jusque-là rien d’exceptionnel, jusqu’à ce qu’on en vienne à la présentation des rapports d’activité. Manifestement, Carduel et Carléon s’étaient mis d’accord pour lui résister. Ça mijotait depuis un bon moment, depuis qu’ils se faisaient rembarrer. À chaque remarque orientée de de Laine, vlan, ils avaient prévu la réplique. Chacun son tour, ils montaient au créneau. Beau travail. J’appréciais en esthète. L’autre n’en menait pas large. Il avait compris  et devait attendre la fin de la réunion avec impatience.

Cette fois, ils avaient décidé de s’unir au lieu de jouer solo. Tout ça avait été soigneusement préparé, c'était patent. Pour le moment, ils ne faisaient que contrer les affirmations de de Laine et j’attendais la suite avec délice. Modus n’avait sans doute pas prévu cette dérive de la réunion ; il devait ronger son frein et se demander comment reprendre les rênes.

- De Laine : D'où sors-tu ces chiffres, Francis ? On ne peut pas les prendre pour argent content. Explique-toi.
Francis Carduel n’avait pas l’intention de ferrailler avec de Laine et de se lancer dans une bataille de chiffres.
- Carduel : Mes chiffres parlent d'eux-mêmes. Ils représentent l'ensemble de mes activités. Que crois-tu, rien n'est caché, toutes les opérations sont répertoriées dans mon rapport.
- De Laine : Tout ça ne nous dit pas comment tu es parvenu aux chiffres que tu annonces et qui pour le moins, semblent optimistes.
- Carduel : Optimistes, dis-tu ? Toutes les opérations sont répertoriées, même les opérations exceptionnelles reprises page dix des annexes.

Modus laissait faire, l'air rêveur, jetant parfois un œil distrait sur ses notes, croisait les jambes pour prendre une contenance. C'est alors que Carléon prit la relève. Tout le monde regardait le boss à la dérobée en se demandant s’il allait intervenir.
- Carléon : Rien ne te permet de porter un jugement sur les données de Francis. J'utilise aussi la même technique de collation et de consolidation et personne n'y a trouvé à redire jusqu’à présent.
- De Laine
: Justement, justement, reste à savoir comment ils sont collationnés. Je pense...

- Carléon : Ah, tu penses et c'est bien le problème. Tu penses ce que tu veux mais ça ne te donne pas le droit de contester les chiffres de Francis sans apporter du concret. Tu peux prendre l’exemple que tu veux, on est prêts à s’expliquer.
- Carduel : On est d’ailleurs là pour ça. Tu te contentes de critiquer sans présenter des éléments, des recoupements pouvant permettre de pointer des problèmes ou des incohérences.
- De Laine : Je remarque quand même que les chiffres des derniers trimestres sont sensiblement identiques à ceux de l’année dernière alors que l’activité a sensiblement fléchie.
- Carléon : Tu voudrais comparer ce qui n’est pas comparable. Le contexte n’est pas le même et les éléments constitutifs du volume d’activités a largement évolué.
- Carduel : La probabilité qu'ils soient exacts est parfaitement fondée. Et j'attends la démonstration du contraire.

De Laine comprit qu'il avait perdu la première manche et qu'il avançait en terrain miné. Il lançait à Modus des regards inquiets pour qu'il mette fin à cet échange. Mais après tout, c'est De Laine qui avait cherché l'affrontement. Qu'il en paie le prix. Il laissa filer les choses. Une bonne leçon ne lui ferait pas de mal. S’il intervenait, de Laine passerait pour son poulain et cela, il n’en voulait à aucun prix.

- On se noie, on se noie, soupira Modus au bout d'un moment avec un geste d'ennui.

Autrement dit, on arrête là et balle au centre. De Laine avec un léger rictus de satisfaction reprenait quelques couleurs. C'était foutu pour aujourd'hui. Jean-Michel en oublia même de sortir sa bulle.

Comme prévisible après ces échanges tendus, la réunion finit en eau de boudin et aucune décision ne fut formalisée. Par un de ces tours malicieux qu’il affectionnait, Modus me chargea de rédiger le compte-rendu de séance. Autant dire que j’allais largement utiliser litotes et périphrases pour éviter de dire ce que personne n’avait envie d’entendre.

Modus avait préservé l’essentiel : pas de clash si redouté. Mais le problème restait entier. Tout le monde se doutait bien que les chiffres des rapports d’activité étaient… disons présentés de façon plutôt optimiste et que les prévisions étaient un peu sous estimées pour rester plausibles tout en étant plus faciles à atteindre.

Modus, pas dupe bien sûr, relevait à son tour un peu la barre pour fixer les objectifs à atteindre. Alors, chacun se tenait à carreau en attendant le match retour. 

Portrait-témoignage de Francis Carduel

J’ai reçu une éducation de petit bourgeois préservé des aléas de la vie. J’en ai conscience, ce qui ne m’empêche pas de penser élite et minorités agissantes. Je sais, ça énerve mais j’aime ça. Justement. La mentalité de ma mère qui me demandait quand je lui parlais d’un copain d’école (j’en avais peu, il est vrai), « et que fait son père dans la vie ? »
Tout juste si elle ne me demandait pas combien il gagnait. Il est vrai qu’on ne passait pas notre temps à nous occuper des autres. Il est vrai qu’on n’était pas vraiment peuple dans la famille. À part la femme de ménage ou le chauffeur pour certains, on n’en connaissait pas d’autres.

Un peu plus tard, au début de la guerre, on s’était replié à  Bordeaux dans la famille de ma mère, comme pas mal de Français qui avaient fui comme ils avaient pu, foutant une pagaille monstre dans un pays déjà traumatisé. On s’organisait comme on pouvait, « faisant contre mauvaise fortune bon cœur » disait ma mère en soupirant, faisant un clin d’œil à Pétain.  Mais un événement, même minime, peut  faire basculer les choses. Un jour, un officier allemand nous a violemment projeté contre un mur mon grand-père et moi parce qu’on ne marchait pas assez vite à son gré, qu’on entravait sa marche. J’ai avalé ma salive et ravalé ma rancœur. Avec mon grand-père, on a échangé un regard glacé qui en disait long sur notre ressentiment. Désormais finis les bienfaits de l’Occupation et la remarquable correction des Allemands, le double langage des tenants d’une "collaboration honorable" …   

Ce jour-là, écarté d’un revers de manche, j’avais en quelque sorte rejoint le peuple, aussi humilié que lui, prêt à en découdre, quelles que soient les conséquences. L’anecdote avait fait sensation dans la famille. Seule ma mère se bouchait encore les yeux et les oreilles.

Rébellion, Résistance en amateur. Je suis vite tombé entre les griffes de la Gestapo. Rien d’original : méthodes habituelles de ce genre d’individus, basées sur le doute, la peur, la souffrance, laisser espérer, désespérer… Manipulation, torture… la panoplie des sévices physiques et moraux. Il paraît qu’à ce jeu, on mûrit plus vite…

Paradoxalement, je me suis senti plutôt heureux à cette époque, autonome, libéré du carcan familial. Et surtout libre, pouvant exercer cette liberté dans la cadre que j’avais choisi. Modus disait que « j’avais tué le père », de son sourire grinçant. Ensuite, descente aux enfers classique. Je cranais moins. "Grandes vacances" à Matahausen, comme disait Francis Ambrière. Face à la déchéance physique, l’esprit a bien du mal à surnager.
Au camp, dans ma baraque, j’ai vécu avec la France profonde dans la vermine et la promiscuité. J’ai connu des salauds qui portaient beau et planquaient leurs colis, des types qui avaient le cœur sur la main, vivaient comme si demain n’existait pas et donnaient des spectacles pour divertir les autres, tenter de leur changer un peu les idées.
Des actes de résistance aussi, certes minimes, certes dérisoires  mais qui prouvaient que nous étions vivants.

 À mon retour, Paris avait changé. Moi aussi. Ma famille aussi avait été marquée par les événements. Beaucoup s’en était sorti, la vie pouvait reprendre comme avant. Ce "Comme avant" signifiait comme avant la guerre, une espèce d’âge d’or fantasmé.
Les Français ont vraiment la mémoire courte.

Avec ma mère, c’était à couteaux tirés. Son cher fils l’avait trahi comme Pétain l’avait trahi. C’était beaucoup pour une femme qui vivait de certitudes. J’ai retrouvé mes copains de déportation, une famille, une chaleur. Je me sentais en sécurité, protégé par leur solidarité.  Je les ai suivis dans leur quotidien, tourneur dans une boîte d’engrenages. Un boulot dur, mon salut au monde du travail. Les gars savaient ce que voulait dire solidarité, des gars dévoués, au service des autres. Jamais je n’ai retrouvé une telle complicité, une telle chaleur, une telle abnégation, sans rien attendre en échange. Un peu comme quand j’étais en captivité, l’envie de m’engager totalement avec eux.

Mais entre la hiérarchie, ceux qui pensent et les militants de base, les objectifs des uns ne cadrent pas avec les aspirations des autres. Pour moi, ce monde a fini par s’écrouler et j’ai rejoint une autre réalité.  À mon corps défendant.

C’est alors que j’ai rencontré Modus… Il donnait une impression de force qui m’a impressionné. Je n’avais encore jamais rencontré un homme qu’on appelait parfois  «la force tranquille ». Tout de suite, il m’a mis le marché en mains : « Je veux pouvoir compter sur toi comme tu peux compter sur moi ». Œil fixe qui fouaille, visage de marbre. J’ai hoché la tête en guise d’acquiescement. La messe était dite.

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<<< Ch. Broussas La triade .. © CJB  ° 19/04/2022 115 >>>
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  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
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