Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Chevessand
18 janvier 2022

11- Au pied du mur M3

11- Au pied du mur - M3 -Les difficultés se profilent - (96L+100L)         

                      

Modus raccrocha son téléphone avec une grimace, il était d’humeur maussade. Tout allait de travers. Depuis quelques jours, il enchaînait les contrariétés.
- Et allez, encore un problème d’organisation. Avec la logistique dont on dispose, c’est un comble ! 
Il regarda ses deux adjoints en secouant le poing.
- On voulait me le cacher mais je sais. Vous savez qu’il est inutile de vouloir longtemps me cacher quoi que ce soit.
Furax comme rarement, Modus. Très soucieux de la tournure des événements.

J’assistais à cette réunion, appelé à la dernière minute, comme un témoin dont Modus avait besoin pour "officialiser " ce qui se disait. C’était du moins mon sentiment parce qu’il ne m’en avait rien dit, simplement « passe à mon bureau, j’ai besoin de toi. »

- Et oui, reprit-il, on me signale ici des livraisons aléatoires et là une pénurie de "paquets", mais bien sûr vous n’êtes pas au courant…
Ses adjoints se regardaient de biais pour savoir quelle attitude prendre et qui allait répondre en premier. Carduel qui connaissait bien son vieux camarade Modus et avait toute sa confiance, finit par se lancer. En se raclant la gorge, il commença.
- Heuh, bien sûr on a des échos, tu te doutes bien qu’on n’est pas restés les mains dans les poches. Mais rien d’inquiétant.
- Oui ajouta Carléon, fort content de pouvoir soutenir son compère, on a lâché un peu de lest et il va falloir resserrer les boulons. Malgré quelques difficultés, on maîtrise la situation.
Modus les avait laissés parler sans impatience, connaissant par avance les réponses évasives de ses adjoints. Il les regarda sans aménité en hochant la tête.
- Vous avez vraiment des réponses de technocrates. Vous êtes mûrs pour devenir de parfaits énarques.
- Crois-nous, on a mis la pression mais la situation est difficile.
- Ah, nous y voilà ! Pourquoi cette grogne des revendeurs qui m’est revenue aux oreilles comme un boomerang. Et pourquoi cette sacrée situation est-elle… comment la qualifies-tu… difficile ?

- Allez, je vais répondre à la question que je viens de vous poser. La situation s’appelle Le Maure, le nouveau boss qui vient de remplacer le gros Louis et qui a les dents longues.
- Apparemment, il nous cherche avoua Carduel, il manœuvre pour nous embarrasser et voudrait bien fomenter des rébellions dans nos rangs. C’est un malin, il m’a contacté pour dit-il, « se présenter et faire le point sur la situation ». C’est presque drôle.
- Tu aurais pu m’en parler.
- Je ne voulais pas  te déranger pour ça. J’attendais pour voir. N’importe comment, ce n’est qu’une manœuvre pour nous tester. Il n’a rien à nous proposer.

Eh bien, nous y voilà, s’écria Modus. Il fallait s’y attendre. Il débarque avec ses méthodes, n’a qu’une idée en tête, faire sa loi, et croit qu’il suffit de donner un coup de pied dans la fourmilière pour s’imposer. Mais les fourmis ne vont pas se laisser faire. Elles vont piquer les fourmis. Messieurs, il faut absolument réagir.
- Du moment qu’on a ton aval, on va secouer le cocotier.
- Attention, pas de zèle. Pour le moment, nous n’avons aucun grief formel contre eux. Ils ne nous ont pas agressés, ils ont simplement pris contact.  
- Bien sûr, bien sûr, tu nous connais.
- Justement. Je veux tout savoir d’ici 48 heures et vous m’en rendrez compte. Quelque chose à ajouter ?

- Oui, se lança Corléon. Au début de cet entretien, tu as noté les difficultés d’organisation qu’on rencontre. Oh, rien de bien méchant mais des ratés à répétition qui sans nous inquiéter, nous irritent Francis et moi. 
- Oui, poursuivit Carduel, on ne voulait pas t’ennuyer avec des problèmes d’intendance. On sait que tu es préoccupé par la situation internationale qui est mauvaise en ce moment. On a connu récemment quelques mécomptes en Amérique latine surtout, tout le monde ici le sait et se doute bien qu’il y aura des conséquences sur notre fonctionnement.
- D’ailleurs, ajouta, il est probable que la venue du Maure coïncide avec cette nouvelle donne et signifie que ça va devenir plus dur pour tout le monde. 

Modus tardait à réagir, semblant réfléchir à leurs propos. 
- Je vous remercie pour votre sollicitude. C’est gentil de vouloir me préserver et de vous mettre à ma place. Mais justement, vous n’êtres pas à ma place et, le moment venu, je prendrai mes responsabilités. Ce n’est pas la première fois que nous traversons une passe difficile à négocier. Ni la dernière sans doute.

Francis Carduel voulut intervenir mais Modus l’arrêta d’un geste.
- Non, non, laisse-moi terminer. Je connais assez le aléas de la situation actuelle pour en être préoccupé mais je reviens à mon propos initial : l’urgent est de savoir ce que le Maure mijote, s’il envisage des actions contre nous et je vous demande de vous en occuper. Après, on avisera.

Un quart d’heure après, Modus me rappela pour que je repasse dans son bureau. Ce manège amusait beaucoup Jean-Michel qui se balança : « Décidément, vous ne pouvez plus vous quitter tous les deux. Tu fais une charmante secrétaire. C’est Odile qui va être jalouse ! »

Je lui mis une bourrade dans les côtes avant de rejoindre le bureau de Modus.
- Oui, je voulais te dire deux choses. Tout ce qui s’est dit tout à l’heure ici est bien entendu Je sais que je peux compter sur toi mais je tenais quand même à le préciser. Il faudrait aussi rédiger un compte-rendu très succinct mais uniquement pour moi. Exemplaire unique à me remettre en mains propres et le plus tôt possible.
- C’est noté. Je me laverai les mains pour vous le remettre.

           

Portrait-témoignage de MODUS (3)

Je suis issu d’une vieille famille française et j’en suis fier. Quand on sait ça, on se fait une certaine image de moi. Erreur. On peut remonter aux Croisades pour trouver un ancêtre mort à Saint-Jean d’Acre. Même si certains insinuent que ma biographie serait mâtinée d’un doigt de fiction. En tout cas, du beau linge. Mais le linge ne résiste pas au temps et des hauts faits, des beaux mariages, il ne reste guère que de beaux souvenirs, roulés par le temps comme les galets d’un torrent.
Je n’en dirai pas plus sur mes origines, autant par pudeur que par orgueil pour ma lignée, et mes actions montrent bien que je ne suis nullement l’otage de ma classe.
Au contraire.

Pendant l’entre-deux-guerres, l’époque de ma jeunesse, ma famille possédait encore quelques beaux restes, assez en tout cas, pour faire illusion. Elle comptait sur les plus jeunes pour plus tard « relever son rang » comme disait mon grand oncle en se rengorgeant. Les nantis ne rêvent pas, ils s’illusionnent, surtout quand leur étoile pâlit au firmament de leurs ambitions. Ce grand oncle, imbu de sa personne, fier de ses origines et de ses blasons m’avait impressionné, me rappelant encore aujourd’hui  cet homme que je considérais comme un modèle, une référence, soucieux, bien qu’il fût mort depuis longtemps, d’être son héritier, de ne pas le décevoir. « À ma place, qu’aurait-il fait dans ces conditions… »
Une fidélité, un modèle qui me pesait parfois.  

La propriété de l’Allier, qui ne rapportait plus guère maintenant que les gentlemen-farmers ne représentaient qu’un reflet du passé, disparut dans le krash de 1929, l’héritage de mon père fut englouti dans les emprunts russes que les bolchéviques s’empressèrent de dénoncer en récusant tout l’héritage tsariste. Quelques bons larrons de la famille comme cet oncle Joseph qui avait un nom à rallonge, se joignirent à la curée générale pour dépecer ce qu’il restait de l’héritage familial.Jamais je n’admis ce déclin et le rôle de l’État dans ce naufrage financier et social.

En ces temps troublés au printemps 1941, le gros de la troupe familiale, dans une stratégie de défense active, se replia sur la propriété de La Louvesc en Ardèche, avec le portrait du « cher Maréchal » dans ses bagages. Sourcilleux et précis sur le vocabulaire, ses membres se voulaient « Maréchalistes », certainement pas vichystes et encore moins "collabos". Pas question de confondre ! Les Résistants trois ans plus tard, auront tendance à confondre, peu enclins à vouloir distinguer les subtilités entre ces tendances.  Moi, ce mélange socio nationaliste brassant service civique et fête des mères me paraissait plutôt puéril.

Cette même année, je fus atteint de troubles pulmonaires graves qui m’obligèrent à cesser toute activité et que je traînerai, avec des hauts et bas, toute ma vie. En "prenant sur moi", je suis parvenu à surmonter mon handicap, avec la volonté de faire comme si de rien n’était. J’ai toujours pensé que les autres n’avaient ni à connaître, ni à supporter mes difficultés personnelles.  Cette attitude n’a pas toujours été comprise et on a traduit parfois par rigidité mon souci de maîtriser ma vie et mon rapport aux autres.

Cette vie "naturelle" en  Ardèche me permit de côtoyer d’autres milieux,  d’élargir sa palette sociale. Je fus confronté au monde paysan, un monde que je découvrais, à une vie rythmée par la météo et les travaux de la terre. Je fus aussi confronté à la sauvagerie de l’Occupant, Surtout, le passage à tabac brutal de Résistants, dont Pascal, un jeune que j’avais croisé au village, qui me marqua  durablement. Les restrictions à côté, ce n’était rien. On se ravitaillait comme on pouvait, cultivant un peu nous-mêmes, allant jusqu’à Satillieu pour certaines denrées, même s’il fallait prendre des risques et passer parfois des barrages.

La guerre, c’était aussi la vie qui se rétrécit, au rythme des combats et de la répression, les libertés bafouées, la suspicion entre Résistance et dénonciations. . « Plus jamais ça » grinçais-je entre mes dents,  « non, plus jamais ça ».  Assez timide dans le fond, surtout quand je ne connaissais pas, j’ai refoulé pendant des mois ma frustration avant d’être un jour intrigué par le manège du palefrenier du domaine. Approche timide. Il me fallut du temps pour l’apprivoiser.

C’est ainsi que j’ai intégré la Résistance par la petite porte, à un petit niveau qui fut la découverte d’un autre univers, celui  de l’action collective. Les gars tempérèrent  mon enthousiasme de jeune homme exalté en me faisant distribuer des tracts. « Ça fait aussi partie d’ l’action mon p’tit gars, commenta Pascal, même si ce n’est pas spectaculaire. »

Je fis ensuite la "boîte aux lettres" comme ils disaient, assurant les liaisons entre les groupes et les réseaux à pieds ou plus souvent sur un vieux vélo de femme qu’on avait récupéré dans une ferme. Un rôle obscur et dangereux qui, de dénonciations en manque de rigueur, fera beaucoup de dégâts dans nos rangs.

Lutter, c’était d’abord se méfier de tout et de rien, être toujours sur le qui-vive, la peur d’être suivi et de mettre tout le monde en danger.  J’en ai connu des arrestations, des gars abattus par des collabos, l’impression terrible de n’être en sécurité nulle part. C’est sans doute de là qu’est né mon goût pour l’organisation, ce besoin de tout contrôler qui me vaudra des amitiés indéfectibles mais aussi des inimitiés tenaces de ceux qui rejetaient  mes méthodes qu’ils jugeaient autoritaires.

 Par exemple, c’était en juin 1944, un peu après le débarquement de Normandie,  portant un pli –une convocation pour une réunion- au domicile d’un responsable FTP, je tombe sur une patrouille allemande à l’entrée du village où je me rendais. Arrêté, retenu comme otage, je reste des heures sous un soleil de plomb devant un peloton d’exécution l’arme au pied. C’était apparemment en représailles à une attaque d’un convoi allemand. »

Voilà comme les choses se passaient à l’époque, arrestations arbitraires, tortures, meurtres… Ça vous forge un homme plus sûrement que n’importe quelle éducation. Ma vie était alors d’une précarité telle que son cours échappait à toute analyse. Avec cette impression à la Libération que j’aurais dû y laisser la vie, que ce que je vivais depuis lors était du bonus, du "rab".

Après la guerre, je me suis engagé à fond pour aider ceux qui, comme Pascal, mettaient leur vie en jeu pour défendre la  liberté,  avec à l’esprit ce vieux pris en otage, qui priait, poussait parfois un cri de peur, qui gémissait doucement ou cette jeune femme inconnue qui hurlait le nom de ses enfants, répétant «mais que vont-ils devenir sans moi » et finissant par s’écrouler sur le sol humide de la cour où ils attendirent pendant des heures interminables.

La guerre se termine, se déporte vers l’Allemagne  mais ce n’est plus "ma" guerre, la Résistance a laissé place à une armée de métier qui fait une guerre classique, grignotant ce qu’il reste de l’arrogante Allemagne du Reich.

Changement de vie. Désormais, c’est pour moi le temps des missions humanitaires en Afrique, le choc d’une autre misère qu’on trouve normale, inhérente à la condition humaine des Africains. Sentiment d’une action toujours à recommencer, incomprise, contrebalancée par des Africains si généreux, si attachants et aussi si fatalistes. 

Je suis resté presque un an en Afrique, entre le Mali et le Tchad, dans cette zone déshéritée du Sahel où les villages semblent émerger du sable, et je n’en ai guère rapporté qu’un paludisme tenace que j’ai traîné pendant des années.

À l’époque, j’ai  vingt-huit ans. Je retrouve l’Afrique avec un mélange d’espoir et de mélancolie mais cette fois avec ses petits blancs cyniques qui me tapent sur les nerfs et leur sentiment débile de supériorité. Un racisme normal, encré dans le quotidien qui me hérisse le poil. Le vide de ces vies, c’est quelque chose d’indicible, qui me dépasse.

Retour en  pour reprendre le combat. Pour continuer, il faut rejeter, être fort, relever  "the struggle for life" comme on dit, "le combat pour la vie". La France est un pays extraordinaire. On n’a pas vraiment le droit d’aider des mouvements étrangers mais en fait on nous fout la paix tant qu’il n’y a pas contradiction flagrante entre nos actions et les intérêts français. On nous tolère, l’administration ferme les yeux. On est comme chiens et chats, à chaque coup de griffe, on fait le dos rond dès que le temps se gâte.

Je repense parfois à la guerre, quand les rangs s’éclaircirent, que des militants baissent les bras, abandonnent, que des gars qu’on avait aidés disparaissent, trop de risques, peut-être aussi parfois pas assez de précautions. Il fallait réamorcer les réseaux, reprendre les fils rompus et redonner le moral. J’ai compris que désormais, ce serait ma vie, que tout serait toujours à refaire mais n’est-ce pas le lot de toute action humaine ?

-------------------------------------------------------------------------------------
<<< Ch. Broussas Au pied du mur  .. © CJB  ° 18/04/2022 96 >>>
-------------------------------------------------------------------------------------

Publicité
Publicité
Commentaires
Les Chevessand
  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Les Chevessand
Pages
Publicité