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Les Chevessand
20 novembre 2021

2 – L’entre-soi

2 – L’entre-soi  (128L+112L)  maj 02/05/22

                  

La salle était plutôt rococo avec ses grosses moulures colorées, ses énormes lustres d’un autre temps pourvus de prismes et de lourdes pendeloques poussiéreuses en cristal, qui servaient maintenant de décoration. Des rideaux épais de velours zinzolin complétaient l’ensemble, permettant d’isoler la salle de l’extérieur. Les reflets tamisés des spots reliés à un gradateur oscillaient entre le cyan et le bleu de Prusse, se déclinant aussi en couleurs plus chaudes tirant sur le vermillon et le magenta.
 
Ambiance décalée aux images floutées qui créait une sorte d’anonymat. Sous ces lumières tamisées, les visages prenaient des teintes cireuses, irréelles, parfois inquiétantes, comme si on était tous déguisés. J'aimais cette ambiance entre chiens et loups où tout me semblait possible.
Il fallait un bon moment avant que les yeux ne s’habitent à cette ambiance et qu’on puisse se reconnaître.

Dans ces soirées qui se prolongeaient, leur truc à eux, c’est le poker; l'impression de se croire au Casino où ils jouaient parfois gros. Il paraît que ça fait monter l’adrénaline. Moi, ça me laissait plutôt indifférent, curieux quand même d’essayer de comprendre la part du hasard dans ces pratiques.
Mais allez comprendre la part du hasard dans la vie.

Comme d’habitude, on installa les tables en carré pour constituer deux groupes. On entendait que le bruit des chaises qu’on plaçait autour des tables ? Première distribution. Ce fut aussitôt le silence. Ils se regardaient comme des espions en mission. Mais ça ne dura pas. Après la première partie, le naturel reprit le dessus  et les commentaires prolongèrent la partie : « Je savais que tu avais au moins un brelan de rois » lança Luc Grahéris à Paul Agravain, et l’autre de lui rétorquer : « et toi mon cher, ta quinte flush, elle était inscrite sur ta figure ! Alors évidemment, je n’ai pas poussé plus loin ! » Un autre, qui voulait mettre son grain de sel, apostropha un adversaire : « Oh, toi aussi, tu n’es pas très discret, ton jeu, c’est comme ton nez au milieu de ta figure ! » On riait, on parlait fort, des répliques ponctuées de grands gestes puis on passait à une nouvelle donne.

La partie de prolongeait ainsi en commentaires qui parfois duraient plus longtemps que la partie elle-même. Luc Grahéris était le plus vindicatif et voulait toujours avoir le dernier mot, ce qui parfois lui jouait de mauvais tours et lui faisait faire des erreurs de débutants. « Les fondamentaux, les fondamentaux mon cher » plaisantait Sarah Morgan qui aimait bien venir s’en mêler et envoyer quelques flèches à l’occasion.

À force de se frotter, les caractères s’aiguisaient mais les éclats de voix en général ne duraient pas. Juste une façon de marquer son territoire. Un simple jeu qui était aussi une manière de s’imposer. C’était également le moyen de se retrouver, de décompresser après des missions parfois longues et périlleuses qui leur mettaient les nerfs à dure épreuve. Leurs missions, ils en parlaient peu, autant pour mieux tourner la page que pour préserver le secret qui présidait à chacune d’elles.

Au moment où je revenais du bar avec un plateau de boissons, une bagarre éclata entre Luc Grahéris, un sanguin qui se prenait pour un champion du poker mais gagnait rarement et Paul Agravain qui prenait un malin plaisir à le provoquer. Une parole de trop, un rire trop prononcé, il en fallait peu parfois dans ces moments où la tension du jeu hérissait les humeurs pour qu’un orage éclatât. Ça partait tout d’un coup, surtout avec Luc Grahéris , mauvais joueur, et tout rentrait vite dans l’ordre.

L’orage passa rapidement, le temps que les nerfs se détendent. On reprend ses esprits et on se remet autour de la table. Et on planque son égo dans sa poche et on poursuit comme si de rien n’était. Les chefs toléraient ces petits écarts, faisaient semblant de rien, récréations qui les amusaient plutôt mais prompts à intervenir en cas de débordements.

De ces promptes échauffourées, avec Jean-Michel, on ne s’en mêlait pas. Pas question de jouer les arbitres.  « Viens Albert, me disait-il, on va faire un tour. »Si Modus grondait un peu, les autres intervenaient. « Vous êtes vraiment des gamins » jetait Carduel qui aimait bien les chapitrer et faire voir qu’il était là.
Les gars s’en fichaient, c’était leur façon à eux de se frotter à leur pouvoir.

Les filles qui suivaient de loin les parties sans vraiment s’y intéresser, avaient disparu dans la salle de bains sans doute, c’était leur refuge et leur domaine, et revinrent le calme rétabli. « Alors, on s’est bien amusé ! » commenta Lothine en replaçant une chaise. « Tu as raison, ajouta Sarah Morgan, on ne peut les laisser seuls un moment sans qu’ils fassent des bêtises. »

Lothine Morgause, du groupe Corléon, est une petite brune aux yeux noirs expressifs,  mince et nerveuse ne mâchant pas ses mots. Bref, elle ne faisait pas l'unanimité.  Certains l’avaient surnommée "la guêpe" parce qu’elle piquait facilement. Odile Charvit du groupe Carduel était la vamp du groupe. Elle savait parfaitement jouer de son charme pour parvenir à ses fins. Finalement, sous ses airs de ne pas y toucher, elle savait ce qu'elle voulait. Sarah Morgan était plutôt du genre concierge, des anecdotes plein les poches, des histoires à raconter, jouant la boute-en-train du groupe.

Apparemment, elles s'entendaient bien toutes les trois mais je devinais des relations un peu artificielles, gardant quelques distances, solidaires face aux autres membres des groupes.

Un temps, avant que Corléon ne prenne la tête du groupe 2, il avait été question que Lothine Morgause occupe le poste mais son caractère entier l’avait desservi et Modus n’avait pas voulu prendre ce risque. Elle s’était rapprochée des deux autres filles et avait négocié avec Modus pour exercer un rôle plus autonome.

Le genre d’activités qu’on exerçait impliquait des caractères bien trempés, capables de faire face à des situations difficiles voire précaires quand les conditions initiales évoluaient, nous obligeant à prendre des décisions sous la pression des événements.

Sur la manière d’organiser les missions, sur les relations avec nos interlocuteurs, chacun avait tendance à vouloir imposer ses convictions. Modus écoutait tout le monde, il avait le chic pour faire croire à chacun que son avis était fondamental et qu’il en tiendrait compte. On se sentait sous son charme, la concentration qui se dégageait de lui, sa façon de se tenir, de vous regarder avec intérêt, vous prouvaient la puissance de son écoute et sa capacité à entendre vos arguments. C’était sa force et il en usait largement.

Par son action, son savoir-faire, il cimentait des groupes disparates et leur facilitait le vivre ensemble. À sa façon, sans insister. Il dirigeait tout de loin, supervisant, veillant au grain, dans l’ombre, intervenant le moins possible. Ainsi se déclinait la méthode Modus : donner le maximum de latitude tant que rien d’essentiel n’est impacté, pour que chacun se sente motivé, à l’aise dans l’action. Mais d’une rigueur telle qu’il ne pardonnait guère les erreurs, n’hésitant pas à affirmer son autorité.

« Heureusement que je suis là pour mettre un peu d’ordre dans la maison. Qu’est-ce que vous feriez sans moi » disait-il parfois mi figue mi raisin. Difficile chez lui de faire la part du jeu et la part du sérieux. Il devait beaucoup tenir à Mais les chefs aussi ont besoin d’être admirés.

Parfois bougon, irrité d’être obligé d’intervenir, il ruminait « comme si je n’avais que ça à faire, régler des problèmes personnels ou des difficultés d’intendance. » Ce qui nous plaisait tout particulièrement, c’était sa disponibilité. Beaucoup de chefs jouaient aux hommes débordés, écrasés par leurs responsabilités. Lui dirigeant son petit monde avec un doigté  délicat.

Paul Agravain faisait bien encore un peu la tête, furieux contre les autres et leur air narquois, sans doute aussi furieux contre lui-même de s’être laissé aller. « Ces jeux, ça finit toujours ainsi, souffla Lothine Morgause en haussant les épaules, ils feraient mieux de jouer à la pétanque. »

Il est vrai aussi que Luc Grahéris avait le chic pour mettre ce genre d’ambiance. Modus et ses adjoints avaient fait comme s’il ne s’était rien passé. À peine Francis Carduel avait-il levé un œil en faisant la moue, à peine Mario Corléon avait-il toussoté, insensible aux éclats de voix. Quant à Modus, bouche cousue, il ne s’était aperçu de rien.
Un non événement.

« Bon, proposa Lothine Morgause pour faire diversion, si on veut aller faire un tour, c’est le moment. Après ce sera trop tard. » Odile Charvit et Sarah Morgan prirent leur manteau et elles sortirent toutes trois prendre l’air. Avec Jean-Michel, on les suivit de près. Marre des cartes et de l’atmosphère enfumée de la salle.

« De toute façon, me dit Jean-Michel, on repart bientôt sur le terrain. Je les ai trouvés bien sombres les chefs, bien préoccupés. Ils nous ont snobés en restant presque tout le temps dans leur coin.

Portrait-témoignage de Lothine Morgause

J’ai très longtemps oscillé entre anorexie et boulimie. Une vie en lignes brisées. Des hauts et des bas si l’on veut, plutôt une trajectoire erratique soumise aux autres. Au départ, sans père t avec une mère qui se débattait avec ses problèmes, placée en orphelinat avec ma sœur, je n’avais aucune chance.


Y’en a qui naissent avec une cuillère d’argent dans la bouche dit-on, moi c’était avec de sacrés handicaps. L’orphelinat, je préfère éluder, éviter les poncifs à la Cosette, mais ça y ressemble furieusement. On croit que c’est propre au XIXème siècle mais c’est faux. De pauvres filles déjà bouffées par la vie, filles de rien juste bonnes à se faire exploiter, que la vie bousculait dès de départ. Quand j’entends des bourgeois cravatés  parler de seconde chance alors que nous, on aurait bien aimé avoir déjà une première chance. Même le mot chance m’écorche la langue.

C’est là, dans cet orphelinat qui a représenté pendant des années tout mon univers, que j’ai été confrontée à l’anorexie. Réaction de mon corps à cette existence sans joies que je subissais et qui m’attendait, tout le monde le prédisait, à ma sortie. Perspectives zéro. Ma sœur Léa, c’était plutôt la dépression, elle restait prostrée des jours entiers et il fallait que je me débrouille pour qu’elle émerge, qu’elle revienne sur terre et cesse de fuir ce monde qu’elle rejetait. Elle me le dit parfois aujourd’hui, « sans toi, j’étais foutue. » Moi, ce qui me boostait, c’était mon sale caractère. Je rejetais le système comme je rejetais la nourriture.

Une fois, j’ai piqué une crise, j’ai tenté de planter ma fourchette dans la main d’une surveillante. Heureusement, je l’ai en partie ratée et elle s’en est tirée avec un gros pansement et le bras en écharpe pendant quelques jours. Inutile de dire que je l’ai payé cher mais sans jamais demander pardon, sans jamais m’humilier. Il me restait au moins ça. Avec son visage éteint des mauvais jours, la directrice m’avait lancé « j’en ai brisé bien d’autres, plus dures que toi, » je n’ai rien dit mais je n’ai pas baissé les yeux. Les surveillantes se méfiaient de moi, sachant que je n’hésiterais pas à sortir les griffes. Alors elles me ménageaient, laissaient ma sœur tranquille et choisissaient des souffre-douleur plus souples.

Léa est partie dans une famille d’accueil où ça s’est plutôt bien passé. De ce côté au moins, j’étais soulagée. Je me suis aperçue que j’aimais bien étudier, même si les enseignantes me déplaisaient et que j’en faisais le minimum.  J’ai découvert le théâtre à l’occasion d’une représentation donnée pour les fêtes de Noël. Une découverte. Une porte ouverte sur un univers inconnu qui s’ouvrait à moi.

Je travaillais à mon rythme, selon mes désirs, dévorant les rares ouvrages de la bibliothèque de l’orphelinat. Linda, la bénévole qui s’en occupait m’avait prise en affection –faut dire qu’on était peu nombreuses à fréquenter les  lieux- me guidant dans mes lectures, me passant des bouquins à elle ou qu’elle prenait à la bibliothèque municipale. J’allais mieux et je contrôlais mieux mon anorexie et mes pulsions.
 
Je me suis retrouvée dehors, pour la première fois depuis plusieurs années,  et j’ai senti mon cœur se serrer. L’extérieur me faisait peur. J’étais sortie d’un cocon que je détestais –ainsi le croyais-je- pour me retrouver confrontée à l’inconnu, un univers aussi attirant que plein de dangers. Ça m’a fait un choc parce que je savais bien qu’un jour –assez proche maintenant- il faudrait bien que je fasse mon baluchon, que je sois confrontée à moi-même et à un avenir que je n’osais imaginer.

J’ai eu la "chance" d’être malade : une saleté au poumon qui m’a valu une année de sanatorium. Changement total de vie. J’ai pu assouvir ma soif d’apprendre. Une véritable boulimie de culture. Là-bas, ça me changeait, on s’occupait de vous. Une vie studieuse dans un univers montagneux que je découvris, ravie, au cours de balades où le reste n’existait plus. À ma sortie, j’ai voulu faire partager mon savoir tout neuf, aider ceux qui comme moi avaient mal débuté dans la vie. Mettre en pratique  la fameuse seconde chance en travaillant dans une maison médicale puis dans un centre de rééducation pour jeunes en difficulté.

On était le plus souvent entre femmes mais j’ai connu Léonard, un infirmier timide et un peu rêveur. Beau  garçon toujours bien mis qui tranchant avec  ce que j’avais connu jusqu’alors. Bien sûr, j’en suis tombée amoureuse mais il m’a avoué sans ambages qu’il était homo et vivait avec Édouard, un comédien qui planait encore plus que lui et vivait à ses crochets. Au moins sur un point on était d’accord : dans ce coin reculé de banlieue, on tournait en rond.

Je ne sais si j’avais fait le tour de mon activité ou si j’avais besoin de changer d’air, de fuir cette nouvelle prison, mais j’avais l’impression d’étouffer ici. Et puis je trouvais leur amitié vivifiante. C’est Léonard qui me proposa d’aller nous installer à Paris, au centre de la Capitale où la vie grouillait jour et nuit.  Jamais jusqu’alors je n’étais sortie la nuit et ça me faisait rêver. Peut-être que vivre, c’était ça.

Comme moi, ils étaient des boulimiques, ils voulaient tout voir, tout savoir. Sur tout. À Paris, on habitait vraiment à l’étroit une chambre de bonne certes mais dans le Quartier latin, là où il faut être pour s’amuser, pour vivre jour et nuit. Pour rencontrer des gens super. Un enchantement.
Une nouvelle vie s’ouvrait à moi.

On s’entendait bien. Je faisais la cuisine, Léonard le ménage –c’était un maniaque- et Édouard pas grand-chose. Il était censé apprendre un texte pour jouer une hypothétique pièce de théâtre à Nanterre mais il était toujours à couteaux tirés avec l’auteur et réalisateur, modifiant sans cesse le texte, ergotant sur la mise en scène.  En fait, il préférait discourir sur la littérature qu’apprendre vraiment son texte. Il rêvait de monter un one-man-show où il pourrait improviser, « ainsi disait-il, ce ne serait jamais pareil, selon mon inspiration du moment. »

On sortait presque chaque soir, au cinéma, au théâtre, à l’opéra quand on avait les moyens. Ah, l’opéra, son décorum, les extravagances de la mise en scène, souvent sa démesure onirique qui m’entraînait dans l’inconnu, dans des histoires magiques où mon esprit s’égarait.
On lisait aussi énormément, tout ce qui nous tombait sous la main, ce qui me rappelait l’orphelinat et Linda la jeune bibliothécaire  bénévole.

On faisait la bringue des nuits entières, les flics commençaient à nous connaître à cause du boucan et des voisins mécontents. De guerre lasse, on déménageait quand ce n’était plus tenable. Mais toujours dans le même quartier et les mêmes piaules genre chambres de bonnes avec vue imprenable sur les toits. Je draguais pour mes potes. Comme aurait dit ma mère, « on menait une vie de patachon ».

Ma boulimie de culture s’était réveillée après une longue mise en sommeil mais c’était tous azimuts, anarchique. Je butinais. C’est en chinant chez les bouquinistes des quais de Seine que j’ai rencontré Modus. Un air de prof de français de la fac catho. Mais une chaleur, une façon si naturelle de parler littérature.  J’ai été tout de suite séduite par son charme particulier.

Il était à l’aise n’importe où, dans n’importe quelle situation, même chez nous dans notre piaule sous les toits. Un naturel étonnant qui me ravissait. Il m’a prise en mains, me disant d’un ton doctoral que j’adorais : « Rêver n’est pas une fin en soi, l’important c’est d’agir. » J’ai changé de milieu, quitté mes amis et repris mes études. Sans me poser de questions, comme portée par la confiance qu’il me transmettait.

Léonard a mal pris mon départ. Il accusait Modus d’en être responsable. « Qu’est-il pour toi ce type : un gourou, un amant, un père ? Un peu tout ça ? » Je m’en défendais mais j’étais décidé, Léonard et Édouard représentaient désormais le passé. Une page de tournée. J’en avais déjà tourné des pages, on se rencontre, on se quitte… c’est la vie. Dans le fond, Léonard  voyait juste, Modus m’apparaissait comme une espèce de grand frère, de père pourquoi pas, moi qui n’avais jamais connu le mien ; en tout cas, une référence, un point fixe dans ma vie vagabonde… pourquoi pas !
Tout en enseignant à la fac, je l’ai aidé à aider les autres. Je lui devais bien ça.

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<<< Ch. Broussas • 2- L’entre soi © CJB  °0 3/05/2022 •  >>>
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  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
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