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Les Chevessand
27 novembre 2021

5- Les Laulards

5- Les Laulards - maj 17/04/22 - (99L+73L) -

               

Corléon et Carduel -Les Laulards selon Jean-Michel qui trouvait qu’ils ressemblaient à Laurel et Hardy- se regardaient sans aménité. Personne n’aimait beaucoup ces réunions rituelles dont Modus avait établi avec minutie le cérémonial où il pouvait contrôler son monde. Ils attendaient depuis un bon quart d’heure que le boss veuille bien pointer son nez. Minutes qui se modulaient, minutes assez pénibles où le temps s’allongeait, étiré par l’attente.

Ils n’avaient pas digéré la dernière réunion où ils avaient bâti pendant des heures des tas de scénarios sur les conséquences du changement de leader dans le groupe concurrent. En fait, la concurrence ne les gênait pas, au contraire même, c’était surtout ses méthodes qui posaient problème. D’ailleurs, qui était-il vraiment celui on appelait Le Maure ? Nommer cet inconnu aux manettes d’une telle organisation signifiait évidemment quelque chose, mais quoi ? Sans doute une gouvernance plus musclée et des relations plus difficiles. Sans doute oui… mais Modus voulait des certitudes.

Cette réunion, c’était paraît-il, l’occasion d’échanger sur les difficultés, de "mettre les choses à plat". Belle formule qui masquait des arrière-pensées équivoques. C’était rarement pour des compliments que le boss les réunissait. Non qu’il était chiches en compliments mais les réunions étaient l’occasion de se répartir les activités et au-delà de la composition des groupes, de savoir qui travaillait avec qui pour tel projet.
Autant d’enjeux dans les stratégies de chacun.

C’était ce qu’on appelait "les missions". Modus organisait l’ordre du jour en fonction des problèmes du moment, les actions qui traînaient depuis quelque temps parce que personne ne voulait s’en charger, alors le boss nous mettait le marché en mains et ne nous lâchait pas avant qu’elle soit résolue. On y passait la nuit s’il fallait mais l’abcès était crevé et le projet bouclé. Et ensuite, ses adjoints n’avaient plus qu’à mettre en musique les décisions prises pendant la réunion.
C’était notre mode de fonctionnement. Ou plutôt la façon dont Modus envisageait son leadership.

Je me souviens encore d’une réunion mémorable où on était tous à cran parce que… disons que certaines décisions avaient été prises dans notre dos et que ça avait fortement déplu. Pour ne pas dire plus. Les réunions, c’était aussi un temps où de fortes personnalités se frottaient pour dégager des solutions communes. Comme disait le boss, « On est jugé sur les résultats, pas sur les moyens ou la manière d’y parvenir. »

Pour bien montrer notre mauvaise humeur, on avait décidé de rester muets pendant toute la réunion. Sacrée révolution de palais et stupeur des cadres. Modus comme si de rien n’était, genre « ils vont bien finir par se lasser », Corléon écartant les bras, moue boudeuse, Carduel, sceptique, les mains croisées sur le ventre, les traits impassibles, attendant qu’il se passe quelque chose, De Lane plutôt amusé par la tournure des choses, pas vraiment concerné.

Modus nous prit au mot, si j’ose dire, pensant "vous voulez jouer à ce jeu, alors je suis votre homme". Il le vécut comme une épreuve de force. Nous aussi. Les filles ont craqué les premières. Sarah la pipelette n’a pas tenu dix minutes. Odile guère plus. Pour Lothine, ce fut comme un défi personnel. Elle tenta de tenir le plus longtemps possible mais les piques des Laulards eurent raison de sa détermination. Les Laulards commencèrent même à jubiler quand Luc Grahéris, dûment interrogé, craqua à son tour.

De Laine se pavanait sur sa chaise, un sourire aux lèvres, provocateur. On avait décidé de rester calmes ; sage précaution. C’est sans doute son attitude qui détermina Modus à mettre fin à la réunion, constatant que tout ça était improductif, une perte de temps et risquait d’hypothéquer l’avenir en crispant les relations. Ce en quoi il avait parfaitement raison, De Laine commençait à nous énerver sérieux, Jean-Michel et moi, tout ça se paierait un jour ou l’autre.

Modus changea de tactique. Il nous reçut par petits groupes pour nous chapitrer et jouer au chef mais surtout trouver une porte de sortie pour que tout rentre dans l’ordre et le fonctionnement du mouvement n’en soit pas obéré. Il sentait bien que, derrière cette rébellion, se cachaient des jeux de relations qui lui échappaient.

Nous eûmes droit au rappel des formules habituelles : « Nous sommes une grande famille, scanda-t-il avec foi, des membres solidaires où chacun à sa place constitue un rouage essentiel, » ou encore « Chacun d’entre vous a sa place dans le collectif ».
Réunion d’anthologie dont même Modus parle encore.

Il arriva enfin, en retard et l’air soucieux. Il entra tout de suite dans le vif du sujet.
- Bien, vous savez de quoi –et de qui- on va parler. On a déjà évoqué plusieurs hypothèses mais j’ai demandé une enquête sur ce De Groot qu’on appelle Le maure. Il ne me dit rien de bon.
- Une enquête, dis-tu ?
- Hum, disons une approche pour savoir à qui on a affaire et ce qu’ils peuvent bien mijoter qui puisse nous gêner ou modifier l’équilibre que nous avions trouvé.
Tu as décidé ça tout seul ?
- Oui. Ce n’est pas dans mes habitudes mais il fallait faire vite. Plus tôt on saura et plus tôt on pourra réagir.
- Et nous, on fait quoi dans ton dispositif ?
- Pour l’instant, à vrai dire, je n’en sais rien. Et justement, j’aimerais que vous y réfléchissiez.
- Comment veux-tu qu’on réfléchisse sur du vide. Pour le moment, tu l’as dit toi-même, on n’a rien à se mettre sous la dent.
- C’est ainsi qu’on fonctionne. On gère le présent et on fait des hypothèses pour maîtriser l’avenir. Autant que possible.
- Mais là, on est sans biscuit… 
- Je ne vous infligerai pas l’analyse des résultats chiffrés du mois précédent. Pour simplifier, ils sont décevants. Et si on ne fait rien, ils risquent de devenir encore plus mauvais dans les semaines qui viennent.
- Alors, à nous de jouer, n’est-ce pas, conclut Corléon.
- Décidément, vous lisez dans mes pensés.

Portrait-témoignage de Mario Corléon 

J’ai passé ma jeunesse au Maroc, au bon temps des colonies. La prise de conscience, les événements s’en chargent… ou pas. Pour moi, elle est due à un fait précis, cruel : Sur une route marocaine, l’associé de mon père percute avec sa voiture un jeune marocain et l’abandonne mourant sur le bord de la route. Fait divers banal. À bord du véhicule, personne n’a bronché comme si rien ne s’était passé.  Un simple coup d’œil entre passagers et on passe à autre chose.
Circulez, y’a rien à voir. Moi, je restai tétanisé, sans voix. Je ne savais que penser, que ferait mon père en l’apprenant ? Il n’a rien fait.

Certains appellent ça la conscience politique, pourquoi pas, mais pour moi, ce n’était pas une idée en l’air, une philosophie, non, c’était des images indélébiles. Mon domaine, c’était alors l’architecture, ma façon d’être. À cette évocation, son grand copain d’alors Mehdi lui avait rétorqué : « Viens faire la Révolution, tu feras ton Le Corbusier plus tard. » Comment résister à Mehdi , comment résister à la force intérieure qui l’animait ?

Oh, je peux bien l’avouer : la Révolution au début ce n’est pas très excitant. On m’a testé pour connaître ma fiabilité, savoir si je n’étais pas un infiltré. Bref, on a fait connaissance. Les choses sérieuses ont commencé avec l’évacuation de gars grillés qu’il fallait mettre au vert.  Jeu de cache-cache, jeu dangereux avec une police pas vraiment  motivée pour intervenir.  Activités pourtant officiellement illégales.

Période heureux de ma vie, malgré ou à cause du danger toujours latent.La jeunesse a besoin de se frotter au danger, de tester sa résistance.  J’ai sillonné l’Europe, avec des incursions récurrentes dans l’Espagne franquiste pour aider des clandestins communistes. C’est ainsi que j’ai rencontré à deux reprises l’écrivain Jorge Semprun, alors membre influent du Parti communiste espagnol. Semprun connaissait Madrid comme sa poche pour y être né et y avoir passé sa jeunesse. Il connaissait parfaitement le centre ville vers le Retiro. Sans lui, on aurait vraiment galéré malgré l’aide de contacts inquiets, qui craignaient en plus d’être sous surveillance.  Même avec une bonne couverture, ils étaient  quand même en délicatesse. Ce bavard impénitent de Semprun  m’a longuement raconté "sa" guerre, la Résistance puis son "grand voyage" comme il disait avec son ironie bon enfant, dans la touffeur du train qui l’emmènerait en Allemagne, sa dure survie ensuite au camp de Buchenwald dont il s’est largement inspiré dans ses récits de guerre et de déportation. J’n garde un souvenir ému, comme quoi même dans les moments difficiles, il peut y avoir des éclaircies.

Les choses évoluaient vite. La  clandestinité use les hommes, ils disparaissent, s’effaçaient aussi, happés par les risques pris et la pression constante de leur état de clandestins.  Le "turn over" dirait-on maintenant, obligeait à reformer souvent les équipes, à intégrer les nouveaux.  L’impression pesante de Sisyphe que tout était continuellement à recommencer.

Puis ce fut l’ère de la décolonisation. La lutte avait changé de sens. Ce n’était plus mon combat. C’est quand Mehdi disparut que je pris mes distances. Insensiblement, de plus en plus loin du terrain.

C’est dans ses conditions que j’ai connu Modus et que je l’ai rejoint. La Résistance m’avait bien endurcit et il avait besoin d’un adjoint, un homme aguerri sur qui il puisse en partie se reposer. "Tope-là" lui dis-je avec un grand sourire, "je suis votre homme." Les débuts furent difficiles, le temps de trouver mes marques, de trouver ma place entre un autre adjoint qui me considérait comme un concurrent et une espèce de factotum aux dents longues. Je tenais aussi à faire quelques actions ponctuelles sur le terrain mais Modus m’enlever vite cette idée de la tête.  

Quelques que fussent ensuite mes relations avec Modus, il restera toujours  entre nous un lien indéfectible qu’avaient soudé les difficultés, les aléas du quotidien, le plaisir de lire la reconnaissance sur  le visage de ceux qu’on aidait.

En tant qu’architecte, j’obtins quand même de diriger des projets d’aide aux pays pauvres, travailler sur des pratiques novatrices de ventilation et de recueil d’eau dans les pays chauds ou des systèmes éoliens pour produire du courant électrique. Une seule contrainte : concevoir des systèmes les plus simples possible pour que les populations locales puissent vraiment se les approprier.

Par la suite, dans les jeux de pouvoir qui marquèrent le mouvement, je pris de la distance pour de plus en plus me consacrer à ce type de projets qui le firent durablement évoluer.  

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<<< Ch. Broussas, Les Laulards 17/04/2022 © • cjb • © >>>
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  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
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