Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Chevessand
22 novembre 2021

4– L’attente

4 – L’attente  (105L+92L)

               

Cette fois-ci, la soirée s’éternisait. Les filles revinrent d’une petite balade, lasses d’attendre le début de la réunion. « Oh la la, s’écria Sarah Morgan, quelle tabagie, il va falloir aérer quelques instants. » Les rideaux furent tirés, la table débarrassée pour qu’on puisse s’installer.

Cette réunion avait quelque chose d’exceptionnel. Tout était particulier, ne serait-ce que l’absence de préparation et de contenu. D’habitude, le staff nous adressait un ordre du jour, des documents sur la situation de tel ou tel pays, sur les demandes reçues dont on discutait de l’intérêt de donner suite ou non. Chacun à tour présentait ses nouvelles activités et un aspect de ses compétences.

À chacun sa spécialité. Moi, c’est tout ce qui touche à l’organisation : préparer une action, s’astreindre aux check-list, établir des stratégies et des plans de secours… en fait tout ce qui répugne de faire des hommes d’action qui pensent que c’est du temps perdu.
À moi de leur prouver que c’est indispensable et qu’une précaution ne peut être jugée inutile qu’à posteriori.  

Justement, pendant cette réunion Paul Agravain et Luc Grahéris auraient dû normalement nous faire bénéficier de leur expertise en matière de conception de faux documents, fabriqués avec des moyens facilement accessibles.
Mais voilà, l’actualité avait imposé sa loi.  

Cette fois, rien de tout ça et en l’absence d’informations, l’ambiance s’en ressentait un peu. De plus, certains d’entre nous étaient sur le point de partir en mission. Un peu stressé quand même malgré l’habitude mais comme disait Modus « aucune mission ne ressemble à une autre mission. » Il faut chaque fois se réinventer, s’adapter à une situation et à des interlocuteurs différents.

Sarah Morgan et Odile Charvit devaient bientôt rejoindre Saigon, une ville en pleine effervescence, pratiquement assiégée par les troupes du Viêt-Minh. A priori, une mission pas vraiment de tout repos, si toutefois elle existe.  De son côté, Lothine préparait un voyage en Amérique latine pour aider des groupes décimés par des militaires après avoir pris trop de risques inutiles. Trop de latitudes prises avec les règles, pas assez consciencieux, trop romantiques en somme, comme elle aime à le répéter, « il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. » Paul Agravain et Luc Grahéris se préparaient à partir je ne sais où pour apprendre à des groupes sans expériences les rudiments de la lutte clandestine, l’art de semer une filature ou d’authentifier des documents douteux. Quant à moi, j’irai bientôt en Afrique centrale, tenter de coordonner l’action et de faire fonctionner ensemble des groupes rivaux qui ont passé jusque-là trop de temps à s’entretuer.

Les Laulards n’en finissaient pas de palabrer dans leur coin, comme s’il leur restait encore quelque chose à se dire. Sérieux comme des comploteurs, ils ne devaient pas se raconter des blagues. Ils meublaient probablement le temps en attendant Modus.

Je m’en approchai l’air dégagé, un plateau à la main pour ramasser les quelques canettes vides qui jonchaient leur table. « Bon, je vois qu’on veut nous virer. Tu as raison, me dit Corléon, il est bien temps. » Il se leva en s’étirant et en se dirigeant vers la cour qui ouvrait sur le parking.

Carduel se décida à nous rejoindre. « Je croyais que vous alliez restés tous les deux dans votre coin » les apostropha Sarah Morgan. « Ah oui, c’est gentil de nous rejoindre », renchérit Odile Charvit pour dire quelque chose.
Petites piques qu’ils supportèrent sans réagir.

- Je me demande ce qu’ils ont bien pu se raconter pendant tout ce temps soufflais-je à Jean-Michel.
- Oh, des histoires de chefs, bien sûr. Quoi d’autre ?
- Ils ont bien une idée derrière la tête.
-Hum… les chefs ont toujours plein d’idées.
- Des idées que nous, on met ensuite en œuvre.
- Aujourd’hui, ils se sont ostensiblement mis à l’écart.  
- Leurs têtes de comploteurs n’ont échappé à personne.
- Avec l’arrivée du Maure chez les autres, la donne a changé. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir de quoi ils ont parlé. J’espère qu’on aura droit à un compte-rendu.
- Probable mais l’urgent est d’attendre.
- On pourrait au moins aller prendre la température auprès des autres.
- Attends, je vais sortir mon thermomètre.

Jean-Michel partit fureter chez ses collègues. Avec son entregent habituel, il se glissa dans leur conversation. Je le rejoignis sans tarder… suivi de Corléon.

- Ah, c’est sympa de te joindre à nous dit Luc. On a comme l’impression que des changements s’annoncent.
 - Que veux-tu que je te dise… répondit Corléon. L’arrivée du Maure est une sacrée épine dans notre pied.
J’intervins alors pour savoir s’il savait.
- Et le boss vient de me charger d’une mission spéciale qui pourrait bien aller dans ce sens.
Ils me regardèrent tous les deuxsans comprendre. Visiblement, Modus ne leur avait rien dit.
- Je t’expliquerai...

En attendant Modus, pour passer le temps les filles avaient mis de la musique et chantaient sur des airs à la mode. Lothine Morgause et Odile Charvit se mirent à esquisser quelques pas de danse et nous fîmes cercle autour d’elles.

Puis Sarah alla chercher Jean-Michel en le tirant par une main, se laissant faire sans protester. « Ah la la, ces hommes, il faut aller les débusquer pour les faire danser », dit-elle, avant de l'entraîner vers le cercle de danse. Paul Agravain et Luc Grahéris les rejoignirent puis Sarah mis un disque de madison pour que tout le monde puisse participer. Elle nous entraîna ensuite dans une ronde autour de la table du buffet : même Carduel et Corléon finirent par nous rejoindre.

Corléon, mine de rien,  s’approcha peu à peu de moi, visiblement intrigué par mon intervention.
- On va prendre un verre ?
Je voyais trop bien où il voulait en venir. Je voulais bien lui lâcher quelques informations mais me tirer les vers du nez, pas question.
- Je t’expliquerai, tu m’as dit. Je ne veux pas m’immiscer dans tes relations avec Modus ni violer un quelconque secret défense, mais j’aimerais bien en savoir un peu plus quand même.
- Tout ce que je peux te dire, c’est que le boss subodore une tentative d’immixtion du Maure dans nos affaires ou en tout cas il veut lever cette hypothèque. Et il m’a demandé de faire le point sur cette question.
- Tu restes bien vague.
- Si Modus ne t’a rien dit, c’est qu’il a ses raisons.

Et justement, Modus arriva à grands pas, nous saluant d’un signe de la main, et s’assit autour de la table. Hugues de Laine le suivit de peu, à la stupeur de tous. Personne ne l’avait encore vu et on se demandait bien d’où il sortait. « Tiens, siffla Paul entre ses dents, l’absent est de retour, d’où sort-il donc celui-là ? »

On n’eut pas le temps de se poser des questions, déjà Modus sortait des documents de sa serviette en annonçant qu’il allait faire une déclaration préalable. 

Portraits-témoignages de Luc Grahéris et Paul Agravain (51L + 41L)

Paul Agravain
Je fais partie de ces mecs qui se sont longtemps cherchés et qui en un certain sens, se cherchent encore.
Que fait-on quand on ne sait rien faire ? Ce qu’on peut bien sûr. Des boulots, ça ne manquait pas, il faut bien vivre. Un jour, mon pote Addy m’embarque pour un travail saisonnier pas mal payé. Pourquoi pas ? Dans ce genre de boulot, on bosse beaucoup mais, outre les pourboires, l’après-midi, c’était plage, farniente et drague. Une existence qui nous allait bien, pas de soucis, se laisser aller au jour le jour. Quand on trouvait mieux (ça arrivait), on pliait bagages et bon vent. 

J’ai continué, ce genre de vie me plaisait bien, l’hiver à la montagne, ski, boîtes et rencontres, l’été à la plage, nage, boîtes et rencontres. Une belle vie somme toute, qui permet de vivre correctement, sans se poser de questions, mais ça n’a pas duré. Mon copain Addy a filé avec la caisse (il n’est pas allé bien loin) et moi je me suis retrouvé embarqué dans cette histoire, mouillé et persona non grata.

Sur la Côte, pendant un remplacement, j’ai connu une nana… bien mûre qui m’a pris sous son aile. Lit et couvert garantis. Elle m’emmenait dans de supers restos, toute fière, moi je me laissais faire. J’ai joué les coqs en pâte, me tenant à carreau, elle était plutôt du genre jaloux la cougar, prête à sortir les griffes à la moindre incartade. Mais là non plus, ça n’a pas duré. Je me suis fait virer par la famille, au grand dam de la dame… et du mien. Je me suis retrouvé sur le trottoir avec mon sac à dos. Pas question de retourner chez moi, ma mère était morte depuis longtemps et mon père… je n’en parlerai pas. Rien d’édifient à dire à son sujet.

Après quelques mois de galère, j’ai pris la gérance d’un vieux troquet dans un vieux quartier. Mais il n’y avait que des vieux qui tapaient le carton toute la journée devant un verre de vin. J’ai pris un autre bistrot mais ça n’a pas davantage marché : je ne dois pas être fait pour ça.

Un jour, mon pote Addy est réapparu, entrant dans mon bistrot tout content, comme si on s’était quitté la veille. C’est le genre qui ne tient pas en place, gaffeur comme c’est pas possible. Il débarque dans mon bistrot, me donne l’accolade en me disant : « Ah, on a eu de la chance, on n’est même pas allé au tôle. Enfin, juste un peu de préventive pour moi. » Oh, la gueule des clients ! Ils me regardaient comme si j’avais été un dangereux repris de justice. Voilà, Addy, il est ainsi.

Je ne sais même pas comment il m’a retrouvé. Il s’était engagé dans le social, réparant toutes sortes de vieux matériels pour la revente. Un perfectionniste et un doué de ses doigts. En fait, aussi bien l’un que l’autre, on n’était pas faits pour cette société. Inadaptés en quelque sorte. Alors, il bossait pour ce monde parallèle qui lui foutait la paix et ne lui parlait jamais de rendement. « On est tous des laissés pour compte, pour solde de tout compte, les rois de la démerde » disait-il en riant. C’est ainsi que j’ai fait mes classes avec lui et que j’ai pris goût à jouer les couteaux suisses. (42)

Addy, qui décidément avait la bougeotte, partit un jour… au Brésil pour aller porter la bonne parole et y exporter son savoir-faire. Je ne cherchais pas à comprendre, avec lui… Mais le type qui l’avait contacté m’a contacté à son tour. Son défi : fabriquer ou réparer toutes sortes d’engins, d’appareils avec du matériel qu’on trouve facilement dans le commerce. Je me suis pris au jeu. Vraiment fascinant de chercher constamment à améliorer ses techniques, à échanger sur les solutions possibles.
Si Addy a vite été repris par ses démons et s’est entiché d’aviation, moi je suis resté. (51)

Luc Grahéris
Je suis un sanguin mais je me soigne. Je suis un bringueur mais je me soigne. Y’a qu’un domaine qui me branche : réparer les moteurs, tous les moteurs, que ce soit de motos, de voitures, même de camions. Depuis mon premier vélomoteur que j’ai démonté et remonté, j’ai toujours voulu savoir ce que ces mécaniques avaient dans le ventre. Mais, avec mon foutu caractère, je ne suis jamais resté longtemps dans le même emploi.

Peu à peu, j’ai trouvé ma vitesse de croisière : bosser assez pour m’ouvrir des droits au chômage et jouer les touristes. Puis je me suis mis à mon compte en quelque sorte : réparer des bagnoles accidentées pour les revendre.

J’avais mes combines mais tout ça ne fonctionne qu’un temps. D’autant que j’ai été victime d’un accident de moto. Pour moi, terminé la moto.
Alors, j’ai fait le camionneur, transport international, les candidats ne se bousculaient pas car il fallait être disponible et aimer passer plusieurs jours dans son camion : conduire, manger et même parfois coucher dans le camion. Une vraie histoire d’amour.
Mais je bénéficiais ainsi d’une super autonomie, mon propre patron en quelque sorte, même si je devais rendre compte de temps en temps. Une vie solitaire qui finit par me lasser.

Je ne parvenais pas à me fixer comme dans ma jeunesse, brinquebalé ici ou là, avec une mère instable et un père qui papillonnait et a fini par s’installer à l’étranger. Je ne l’ai jamais revu. Et puis, je me suis vite aperçu que je me faisais exploiter, que je valais beaucoup moins cher que le camion. J’avais l’habitude, me direz-vous. Mais là, ça crevait les yeux. « On n’a pas le choix » disaient les autres. Bien sûr qu’on a le choix. Il faut le provoquer et un jour il se passe quelque chose. Forcément.

Ce "quelque chose", ce fut de revoir Addy, un gars que j’avais connu dans ma jeunesse, dans un bahut où on fourgue les gamins dont les parents ne veulent pas s’occuper. Il m’a dit : « Toi qui es adroit et qui connais tout des moteurs, tu devrais venir travailler avec nous. On a besoin de gars comme toi. » Pourquoi pas ?

Il m’a embarqué dans une organisation humanitaire dont je n’ai pas bien saisi la finalité mais peu importe, j’étais mûr pour de nouvelles aventures.
Et ça a matché. (33)

Addy, un drôle de type, incapable de se fixer quelque part, toujours à ruminer des trucs, mais des doigts en or. Il m’a aidé à me discipliner, il m’a montré comment on fabriquait des objets, des armes avec trois bouts de ficelle. Enthousiasmant. Son responsable, un certain Francis Carduel, nous lançait un défi et à force de loupés, d’échecs, on parvenait souvent à… disons un résultat satisfaisant. Ensuite, on allait en bons disciples porter la bonne parole à des groupes qui nous attendaient comme le messie.
C’est ainsi que j’ai rencontré Paul Agravain.

-----------------------------------------------------------
<<< Ch. Broussas • L’attente © CJB  ° 02/05/2022 •  >>>
-----------------------------------------------------------

Publicité
Publicité
Commentaires
Les Chevessand
  • Histoire d'une famille, Les Chevessand, une saga à travers le portrait de quelques personnages, qui éclaire sur leur personnalité, leur parcours et les conditions de vie à telle ou telle époque.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Les Chevessand
Pages
Publicité